Exclusion du recours en contribution exercé contre une société par son dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle

Note sous Cass. com., 18 sept. 2019, pourvoi n° 16-26.962 :

Après avoir jugé que les dispositions spécifiques du code civil régissant le mandat n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant, la chambre commerciale juge que la faute pénale intentionnelle du dirigeant, par essence détachable des fonctions, est un « acte personnel » de celui-ci dont il doit supporter seul, in fine, les conséquences.

Mise à jour du 24/12/2020 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié au Recueil Dalloz (D. 2019, p. 2169) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Dirigeant

Jugés par un auteur comme formant « l’une des questions les plus difficiles » de la responsabilité civile[1], le fondement et le régime du recours en contribution de l’auteur d’un dommage ayant indemnisé la victime demeurent, en l’état actuel du droit positif, largement incertains. Entièrement tourné vers l’objectif de réparation des victimes[2], le droit français de la responsabilité civile se désintéresse largement du sort des coresponsables une fois atteint l’objectif d’indemnisation de la victime. L’arrêt rendu le 18 septembre 2019 par la chambre commerciale de la Cour de cassation est donc précieux en ce qu’il apporte des précisions quant au fondement et au régime du recours en contribution du dirigeant contre la société.

En l’espèce, le dirigeant de la société Coprim avait été condamné pour complicité d’abus de biens sociaux au préjudice de la Société des lubrifiants Elf Aquitaine (la SLEA).

Après avoir été condamné à indemniser la victime, la SLEA, le dirigeant de la société Coprim avait assigné cette dernière en contribution. Cette demande avait été rejetée par un arrêt confirmatif de la cour d’appel de Versailles[3]. Le dirigeant s’était alors pourvu en cassation en soulevant trois moyens.

Premièrement, le dirigeant ayant notamment fondé son recours contre la société sur l’article 1998 du code civil relatif au contrat de mandat, il faisait grief à la cour d’appel d’avoir jugé que les relations entre une société en nom collectif et son gérant ne résultaient pas d’un contrat de mandat au sens de l’article 1984 du code civil.

Deuxièmement, le dirigeant soutenait avoir agi dans l’exercice de ses fonctions, au nom et pour le compte de la société Coprim qui avait tiré profit des faits commis, de sorte que la cour d’appel ne pouvait juger qu’il devait assumer seul les conséquences de son acte (violation de l’ancien article 1382 du code civil). Il reprochait également à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si l’acte avait été accompli en dehors des fonctions de dirigeant, en dehors de ses pouvoirs et à des fins strictement personnelles (manque de base légale au regard de l’ancien article 1382 du code civil).

Le troisième moyen est moins intéressant et ne sera donc pas étudié ici.

La question principale soulevée par ce pourvoi se trouve au confluent du droit pénal, du droit des sociétés et de la responsabilité civile : le dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle commise au nom et pour le compte de la société peut-il, après avoir indemnisé la victime, agir en contribution contre la société ?

Après avoir jugé que « les dispositions spécifiques du code civil régissant le mandat n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant » (réponse au premier moyen), la chambre commerciale exclut tout recours en contribution du dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle contre sa société (réponse au second moyen). L’arrêt apporte donc des précisions quant au fondement (I) et quant au régime (II) du recours en contribution du dirigeant contre la société.

I. Fondement du recours en contribution du dirigeant contre la société

La chambre commerciale, par l’arrêt commenté, exclut expressément le contrat de mandat de droit commun comme fondement du recours personnel du dirigeant contre la société (A), mais renonce à en déterminer positivement le fondement et maintient ainsi une grande partie des incertitudes qui existent quant au fondement du recours personnel en contribution (B).

A. Exclusion des dispositions du code civil régissant le mandat

Dans le premier moyen, le demandeur au pourvoi faisait grief à l’arrêt d’avoir jugé que les relations entre une société en nom collectif et son gérant ne résultaient pas d’un contrat de mandat au sens de l’article 1984 du code civil. Selon une thèse ancienne encore défendue par une partie de la doctrine, le dirigeant serait lié à la société qu’il représente par un contrat de mandat[4]. Sont notamment avancés au soutien de cette thèse certaines similarités de régime[5] ainsi que les nombreux arrêts et dispositions légales ou réglementaires qui utilisent les termes « mandat » ou « mandataire »[6]. L’analogie est aussi souvent faite avec le président d’association que la Cour de cassation qualifie, depuis un arrêt de 1991, de « mandataire […] dont les pouvoirs sont fixés conformément aux dispositions de la convention d’association »[7].

Citant les motifs de l’arrêt d’appel, selon lesquels le dirigeant social détient un pouvoir de représentation de la société « d’origine légale », la chambre commerciale approuve la cour d’appel, au terme d’un contrôle normatif lourd, d’avoir jugé que les dispositions du code civil relatives au mandat « n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant ». C’est la première fois, à notre connaissance, que la Cour de cassation exclut expressément l’application du régime du contrat de mandat à la relation entre le dirigeant et la société. La chambre sociale avait même pu appliquer l’article 2007 du code civil dans le cadre d’un litige opposant un dirigeant à sa société[8] et la chambre commerciale avait pu appliquer l’article 1993 du même code dans un litige opposant un liquidateur au dirigeant d’une société liquidée[9].

L’application du régime du mandat au recours en contribution du dirigeant contre la société n’était pas inenvisageable. Il est toutefois douteux qu’une telle application eût été favorable au dirigeant en l’espèce. Devant la cour d’appel, celui-ci invoquait l’article 1998 du code civil selon lequel « le mandant est tenu d’exécuter les engagements contractés par le mandataire, conformément au pouvoir qui lui a été donné ». Or cette disposition concerne les rapports entre le mandant et les tiers et n’a donc pas vocation à régir le recours en contribution du mandataire contre le mandant. Il ne semble guère plus envisageable d’appliquer l’article 1998 pour en conclure que la société (mandant) serait tenue d’exécuter la dette de réparation qui aurait été « contractée » par le dirigeant (mandataire). En effet, la dette de réparation n’a pas été « contractée » par le dirigeant, elle découle d’une faute civile délictuelle de ce dernier, donc d’un fait juridique. Or le contrat de mandat est un outil de représentation qui se cantonne aux actes juridiques : le mandataire ne peut accomplir des faits juridiques pour le compte du mandant, cela entraînerait la requalification du mandat en contrat d’entreprise. C’est d’ailleurs une critique classiquement adressée à ceux qui qualifient le dirigeant de mandataire : l’organe social représente la personne morale dans le monde sensible, ce mécanisme de représentation conduit à imputer juridiquement à la personne morale non seulement les actes juridiques, mais aussi les faits juridiques accomplis par le dirigeant social ès qualités[10].

S’il fallait vraiment appliquer le régime du mandat au recours en contribution du dirigeant contre la société, c’est plutôt à l’article 2000 du code civil que l’on songerait. Celui-ci dispose que le mandant ne doit pas indemniser le mandataire des pertes que celui-ci a essuyées à l’occasion de sa gestion si ces pertes sont imputables à une « imprudence » du mandataire. Or le dirigeant qui engage sa responsabilité vis-à-vis d’un tiers en raison d’une faute s’est a minima montré imprudent, la faute détachable étant par définition une faute « intentionnelle d’une particulière gravité ». Ainsi, selon Philippe Le Tourneau, « lorsque la perte provient de la faute du mandataire, faute volontaire ou de négligence, peu importe, il n’a droit à aucune indemnisation. C’est l’application même de l’article 2000 du code civil, au pied de la lettre, puisqu’il réserve les cas d’imprudence du mandataire »[11].

Le recours en contribution du dirigeant contre la société n’est donc pas fondé sur un contrat de mandat de droit commun. La chambre commerciale se contente toutefois de cette affirmation – ou plutôt de cette négation – et laisse donc non résolue la question du fondement de ce recours.

B. Maintien des incertitudes quant au fondement du recours personnel

En l’espèce, les faits délictueux avaient été accomplis par le dirigeant de la société Coprim en 1990 et 1991, soit avant l’entrée en vigueur le 1er mars 1994 de l’article 121-2 du nouveau code pénal consacrant un principe de responsabilité pénale des personnes morales. La société Coprim n’avait donc pas pu être condamnée pénalement pour l’infraction commise pour son compte par son dirigeant. Cependant, les sociétés sont responsables civilement des fautes commises par leur dirigeant ès qualités. Toute faute pénale étant constitutive par nature d’une faute civile, l’infraction pénale commise en l’espèce par le dirigeant était susceptible d’engager la responsabilité civile de la société Coprim bien que la victime ait choisi d’assigner en réparation le seul dirigeant[12]. La cour d’appel de Versailles avait ainsi jugé que « s’il est exact que nonobstant l’absence de responsabilité pénale de la société Coprim Développement à la date des faits d’abus de biens sociaux, la victime de l’abus de biens sociaux aurait sans doute pu mettre en cause sa responsabilité civile au titre de la faute commise par son dirigeant ». La seconde branche du second moyen du pourvoi est donc erronée lorsqu’elle affirme que la cour d’appel a jugé que « toute infraction pénale intentionnelle commise par un dirigeant […] n’engage pas la société » : la cour d’appel s’était contentée de rejeter le recours en contribution du dirigeant contre la société coresponsable.

La Haute juridiction approuve la cour d’appel d’avoir rejeté ce recours sans prendre la peine d’en préciser le fondement. Faut-il en déduire que tout recours en contribution est dénié au dirigeant sans même qu’il soit nécessaire de déterminer son fondement et d’apprécier au cas par cas si ses conditions sont réunies ? Nous ne le pensons pas.

Le recours en contribution d’un coresponsable contre un autre était initialement fondé par la jurisprudence sur le mécanisme de la subrogation légale. La Cour de cassation a fini par reconnaître en 1977, à côté du recours subrogatoire, la possibilité d’un recours dit « personnel », car fondé sur les rapports personnels des coresponsables et non sur la créance de réparation de la victime transmise au solvens par subrogation[13]. Pour savoir sur qui doit peser la charge finale de la dette, il faut déterminer le régime applicable, ce qui implique en principe de déterminer le fondement du recours.

Le recours subrogatoire était classiquement fondé sur l’ancien article 1251, 3°, du code civil selon lequel la subrogation légale a lieu « au profit de celui qui, étant tenu avec d’autres ou pour d’autres au paiement de la dette, avait intérêt de l’acquitter »[14]. Depuis l’entrée en vigueur de la réforme du 10 février 2016, ce recours est désormais fondé sur le nouvel article 1346 du code civil.

Le fondement du recours personnel, en revanche, demeure très nébuleux en l’état actuel du droit positif. La doctrine a envisagé différents fondements : la gestion d’affaires, l’enrichissement injustifié ou encore la responsabilité civile[15]. Il semble toutefois acquis que « s’il existe un contrat entre les coresponsables l’action personnelle est nécessairement contractuelle »[16]. C’est ainsi que la Cour de cassation a jugé que le recours en contribution personnel d’un employeur (commettant) contre son salarié (préposé) est fondé sur le contrat de travail qui les unit[17].

En droit des sociétés, la détermination de la nature du recours personnel du dirigeant contre la société est rendue plus compliquée par l’existence d’un débat entre les tenants d’une conception contractuelle de la société et les tenants de la théorie institutionnelle[18]. La chambre commerciale énonce dans le présent arrêt que le pouvoir de représentation du dirigeant est « d’origine légale » et n’est pas fondé sur un contrat de mandat de droit commun. Cependant, il serait selon nous hâtif d’en déduire que le recours personnel du dirigeant contre la société a nécessairement une nature extracontractuelle. En effet, plusieurs auteurs opèrent une distinction selon le rapport envisagé : dans l’ordre interne, le dirigeant serait lié à la société par un contrat, cependant qu’il aurait la qualité de représentant légal de la société dans l’ordre externe, c’est-à-dire vis-à-vis des tiers[19]. Cette thèse n’est pas clairement rejetée par l’arrêt rendu le 18 septembre 2019. De plus, même les auteurs qui qualifient le dirigeant de mandataire social précisent souvent qu’il s’agit d’un contrat de mandat « spécial »[20], ce qui n’est donc pas incompatible avec l’exclusion des articles 1998 et suivants du code civil qui forment le droit commun du contrat de mandat. Le débat demeure donc ouvert.

À vrai dire, la qualification contractuelle ou délictuelle de la relation dirigeant-société n’est sans doute pas un préalable nécessaire à la détermination du régime du recours en contribution personnel. Certains auteurs font en effet remarquer que la distinction entre responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle est ici largement vaine dans la mesure où la loi fixe les conditions de la responsabilité du dirigeant pour la plupart des formes sociales et qu’il en résulte qu’il faut de facto toujours prouver une faute du dirigeant, que sa responsabilité soit contractuelle ou délictuelle[21]. Certes aucune disposition légale ne régit la responsabilité des gérants de SNC, mais la jurisprudence retient un régime similaire à celui applicable aux autres formes sociales : le gérant engage sa responsabilité envers la SNC notamment en cas de faute de gestion[22]. Or la faute pénale intentionnelle commise par le dirigeant en l’espèce est assurément constitutive d’une faute de gestion[23]. Ainsi, dans le cadre du recours personnel en contribution, le dirigeant sera considéré comme fautif que le recours soit contractuel ou délictuel.

Ces précisions quant à la nature du recours en contribution du dirigeant étant faites, il est possible de comprendre pourquoi un tel recours est exclu en l’espèce, qu’il soit subrogatoire ou personnel.

II. Régime du recours en contribution du dirigeant

Pour exclure le recours en contribution du dirigeant contre la société, la chambre commerciale commence par affirmer que « la faute pénale intentionnelle du dirigeant est par essence détachable des fonctions, peu important qu’elle ait été commise dans le cadre de celles-ci ». Ce n’est là qu’un rappel d’une jurisprudence qui semble désormais bien établie au sein de la Cour de cassation : la faute pénale intentionnelle constitue systématiquement une faute détachable sans qu’il soit nécessaire d’apprécier au cas par cas si elle répond à la définition de celle-ci[24].

La seconde partie du conclusif est, de prime abord, plus déroutante : le dirigeant auteur d’une faute détachable ne pouvait se retourner contre la société Coprim « pour lui faire supporter in fine les conséquences de cette faute qui est un acte personnel du dirigeant, que ce soit vis-à-vis des tiers ou de la société au nom de laquelle il a cru devoir agir ».

La doctrine opère parfois une distinction entre les concepts de « faute détachable » et de « faute personnelle »[25]. La faute détachable est une « faute commise intentionnellement d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales »[26], mais qui est commise par le dirigeant social ès qualités de sorte qu’elle engage à la fois la responsabilité du dirigeant et celle de la société. La faute personnelle, en revanche, n’a pas été commise par le dirigeant ès qualités. Selon l’expression d’un auteur, cette faute du dirigeant « est plus que détachable : elle est détachée de ses fonctions »[27], elle n’engage donc que sa responsabilité.

En l’espèce, l’infraction pénale intentionnelle du dirigeant ayant été commise ès qualités, il s’agit d’une faute détachable, mais certainement pas d’une faute personnelle dans le sens que nous venons d’exposer. C’est la raison pour laquelle la cour d’appel de Versailles avait jugé que « la victime de l’abus de biens sociaux aurait sans doute pu mettre en cause [la] responsabilité civile [de la société] au titre de la faute commise par son dirigeant », bien qu’en l’espèce la victime ait choisi de n’assigner que le dirigeant.

La chambre commerciale confère donc ici un autre sens à l’expression « acte personnel du dirigeant » : la faute commise par le dirigeant est un « acte personnel » dans le sens où elle ne peut être imputée à la société dans le cadre d’un recours en contribution. Il en résulte que le recours en contribution du dirigeant doit être exclu si aucune faute distincte ne peut être reprochée à la société (A). A contrario, l’arrêt n’exclut pas la possibilité d’un recours du dirigeant lorsque la société a commis, par l’intermédiaire de ses autres organes sociaux, une faute distincte de celle du dirigeant (B).

A. Un recours exclu en l’absence de faute distincte de la société

Si la faute commise par le dirigeant social ès qualités peut être imputée à la personne morale dans ses rapports avec la victime, il en va différemment dans la relation dirigeant-société. Le dirigeant ne peut opposer à la société la faute qu’il a lui-même commise. Ainsi, pour espérer pouvoir agir en contribution contre la société, le dirigeant doit prouver que celle-ci a commis une faute distincte. C’est selon nous le sens de la formule selon laquelle la faute détachable du dirigeant « est un acte personnel du dirigeant, que ce soit vis-à-vis des tiers ou de la société au nom de laquelle il a cru devoir agir ». Il s’agit d’un acte personnel vis-à-vis des tiers parce que la faute détachable engage la responsabilité du dirigeant à l’égard de la victime sans que celui-ci puisse s’abriter derrière l’écran de la personne morale ; il s’agit d’un acte personnel vis-à-vis de la société parce que le dirigeant ne peut opposer sa propre faute à la société pour exercer un recours en contribution contre elle.

Cela est cohérent avec le mécanisme de la représentation tel qu’il est conçu en droit des sociétés. Dans les rapports avec les tiers, le dirigeant est investi d’un pouvoir de représentation qui s’étend aux faits juridiques, de sorte que sa faute commise ès qualités est considérée comme une faute commise par la personne morale elle-même. Dans les rapports entre la société et son dirigeant, en revanche, le mécanisme de la représentation ne joue pas : le dirigeant ne représente pas la société vis-à-vis d’elle-même, il n’y aurait de ce fait aucun sens à imputer la faute du dirigeant à la société dans le cadre du recours en contribution.

Cette solution est également cohérente avec celle qui prévaut en matière de responsabilité du commettant du fait du préposé : dans le cadre du recours en contribution, le préposé ne peut opposer sa propre faute au commettant, il doit démontrer que « le commettant [a] commis une faute personnelle, par exemple en donnant des instructions fautives, ayant conduit à la production du dommage »[28].

Ce raisonnement conduit à exclure le recours en contribution, qu’il soit subrogatoire ou personnel, lorsque le dirigeant ne peut imputer à la société aucune faute distincte de celle qu’il a lui-même commise.

Le recours subrogatoire, nous l’avons vu, était fondé antérieurement sur l’ancien article 1251, 3°, du code civil et l’est aujourd’hui sur l’article 1346 du même code. Ces dispositions ne déterminant pas comment doit se répartir la charge finale de la dette, il faut se référer à la jurisprudence développée en droit commun de la responsabilité civile. Celle-ci repose sur trois principes : un recours intégral est ouvert au coresponsable non fautif contre le coresponsable fautif ; un recours partiel est ouvert au coresponsable fautif contre un autre coresponsable fautif dans une proportion dépendant de la gravité des fautes respectives ; aucun recours n’est ouvert au coresponsable fautif contre un responsable non fautif[29].

Il faut donc déterminer qui, du dirigeant et de la société, est fautif. Ainsi que nous l’avons vu, il n’est pas possible d’imputer la faute du dirigeant à la société, car la représentation ne joue pas dans le cadre du recours en contribution. De surcroît, une telle imputation aboutirait à un résultat absurde : les deux coresponsables seraient considérés comme fautifs de sorte qu’il faudrait procéder à un partage de la charge finale de la dette en fonction de la gravité des fautes respectives ; or, la faute de la personne morale n’étant ni plus ni moins que la faute de son dirigeant qu’on lui imputerait juridiquement, il faudrait comparer la faute du dirigeant à elle-même…

Aussi, il faut considérer en l’espèce, dans le cadre du recours subrogatoire, que le dirigeant a commis une faute, mais pas la société, de sorte que la charge finale de la dette doit être supportée entièrement par le dirigeant.

Le raisonnement est sensiblement le même dans le cadre du recours personnel. Ainsi que nous l’avons vu, le dirigeant est responsable en cas de faute de gestion et l’infraction pénale commise en l’espèce par le dirigeant de la société Coprim est une faute de gestion, car contraire par nature à l’intérêt social. Le rejet du recours personnel du gérant de la SNC s’explique donc par le fait que ce dernier a commis une faute de gestion vis-à-vis de la société, cependant que cette dernière n’a commis aucune faute vis-à-vis du dirigeant.

À l’inverse, si c’était la société qui avait indemnisé la victime, celle-ci aurait eu un recours intégral contre le dirigeant. Mieux encore, la Cour de cassation juge que la société peut se retourner intégralement contre son dirigeant même lorsque sa faute est non détachable, à condition toujours de démontrer que le dirigeant a commis une faute de gestion[30]. Cela revient à faire peser la charge finale de la dette sur le dirigeant alors même que sa responsabilité ne pouvait pas être engagée vis-à-vis de la victime en raison de l’écran de la personnalité morale. Cela confirme que la répartition de la charge finale de la dette entre la société et le dirigeant s’opère sur la base d’une comparaison des fautes respectives des deux protagonistes, en précisant que dans l’ordre interne la faute du dirigeant ne peut être imputée à la personne morale et qu’une faute distincte de cette dernière doit être prouvée.

Est-ce à dire que le dirigeant doit toujours supporter la charge finale de la dette lorsqu’il commet une faute ès qualités ? Nous ne le pensons pas.

B. Un recours préservé en présence d’une faute distincte de la société

En l’espèce le dirigeant était seul fautif, dans le cadre du recours en contribution, dans la mesure où il a exercé à la fois le pouvoir de décision et le pouvoir de représentation : c’est lui qui a décidé de conclure un contrat de cession avec un tiers tout en sachant qu’il participait ainsi à un abus de biens sociaux et c’est lui qui a représenté la société Coprim pour exprimer son consentement lors de la conclusion de ce contrat.

Mais il arrive que le dirigeant se contente de représenter la société vis-à-vis des tiers pour exécuter une décision qui a été prise par un autre organe social[31]. Dans ce cas, le dirigeant est contraint dans une certaine mesure par ses fonctions qui lui imposent en principe d’exécuter la décision prise par l’organe social. Si la décision prise s’avère fautive, le dirigeant pourra engager sa responsabilité personnelle vis-à-vis des tiers pour l’avoir exécutée si les conditions de la faute détachable sont réunies, mais il devrait alors pouvoir exercer un recours en contribution contre la société[32]. En effet, la troisième chambre civile a déjà pu juger qu’aucune faute de gestion ne peut être reprochée au gérant d’une SCI qui n’avait fait qu’exécuter les décisions de l’assemblée générale[33].

Il se peut, par ailleurs, que le dirigeant engage sa responsabilité vis-à-vis des tiers alors qu’il n’a commis aucune faute détachable puisque les juridictions répressives n’appliquent pas la distinction entre faute détachable et faute non détachable : elles condamnent le dirigeant à réparer le dommage de la victime dès lors qu’il a commis une faute pénale quelconque, même non intentionnelle[34]. Les conséquences néfastes de cette divergence de jurisprudence avec les autres chambres de la Cour de cassation devraient pouvoir être atténuées en ménageant un recours en contribution au dirigeant devant les juridictions civiles chaque fois que celui-ci n’a fait qu’exécuter la décision d’un autre organe social.

Toutefois, même lorsque le dirigeant s’est contenté d’exécuter une décision prise par d’autres organes sociaux, il nous semble que tout recours en contribution contre la société devrait lui être fermé lorsque la faute est tellement grave que le dirigeant aurait dû s’abstenir d’exécuter la décision illégale[35], sur le modèle de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes ».

En conclusion, la solution de l’arrêt du 18 septembre 2019 peut parfaitement s’expliquer sur un plan technique. Elle peut toutefois laisser insatisfait sur le plan des valeurs. En effet la cour d’appel, après avoir rappelé que la faute pénale du dirigeant est « par essence contraire à l’intérêt social et ce quel que soit l’avantage qu’a pu en retirer la personne morale », avait jugé qu’il « est en l’espèce avéré qu’in fine le groupe Coprim a effectivement tiré avantage des faits commis par M. Z pour avoir, grâce à ceux-ci, acquis 40% des droits à construire sur les terrains vendus ». Une fois la victime indemnisée, une fois le recours en contribution du dirigeant rejeté, vient l’heure de faire les comptes. Alors que le dirigeant a été condamné pénalement pour complicité d’abus de biens sociaux puis condamné civilement à réparer le dommage de la victime, la société sort indemne de toute condamnation et conserve un certain profit de l’infraction commise par son dirigeant ès qualités…


[1] A. Bénabent, Droit des obligations, 17e éd., LGDJ, 2018, no 675.

[2] Un auteur a pu parler à ce propos « d’idéologie de la réparation » (L. Cadiet, « Sur les faits et les méfaits de l’idéologie de la réparation », Le juge entre deux millénaires, Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, 2000, p. 495).

[3] Versailles, 3e ch., 22 sept. 2016, n° 14/05444.

[4] S. Asencio, « Le dirigeant de société, un mandataire “spécial” d’intérêt commun », Rev. sociétés 2000, p. 683.

[5] P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, 7e éd., LGDJ, 2018, n° 492.

[6] V. par ex. les art. L. 223-22 et L. 225-22-1 du code de commerce.

[7] Cass. 1re civ., 5 févr. 1991, n° 88-11.351.

[8] Cass. soc., 1 févr. 2011, n° 10-20.953.

[9] Cass. com., 15 nov. 2016, n° 15-16.070, BJS mars 2017, n° 116d1, p. 193, note A. Sotiropoulou.

[10] S. François, Le consentement de la personne morale, th. dactyl. Paris 1, 2018, n° 73.

[11] Rép. civ. Dalloz, vo « Mandat », 2017, n° 306.

[12] Il est vrai que la possibilité d’engager la responsabilité de la société en plus de celle du dirigeant en cas de faute détachable est parfois qualifiée d’incertaine en l’absence d’arrêt de principe consacrant clairement cette possibilité (M. Germain et V. Magnier, Les sociétés commerciales, 22e éd., LGDJ, 2017, n° 2317). Il n’y a toutefois aucun arrêt qui l’exclut, la doctrine semble majoritairement admettre ce cumul (V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 855 ; D. Poracchia, « Remarques sur la responsabilité de la société en cas de faute du dirigeant “séparable de ses fonctions” commise à l’occasion de fonctions », Le droit des affaires à la confluence de la théorie et de la pratique, Mélanges en l’honneur du Professeur Paul Le Cannu, Dalloz, 2014, p. 377 ; C. Mangematin, La faute de fonction en droit privé, Dalloz, 2014, n° 559) et certains arrêts semblent l’admettre (V. par ex. Cass. 1re civ., 14 déc. 1999, n° 97-15.756, BJS juill. 2000, n° JBS-2000-175, p. 736, obs. A. Couret ; Cass 3e civ., 11 janv. 2012, n° 10-20.633, inédit). En cas de faute pénale, la possibilité d’un cumul des responsabilités du dirigeant et de la société est aujourd’hui consacrée par l’article 121-2, alinéa 3, du code pénal.

[13] Cass. 1re civ., 7 juin 1977, n° 76-10.143, Bull. civ. I, n° 266, p. 210 ; M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., Economica, 2016, n° 549 ; G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, op. cit., n° 423 et s. Comp., considérant le recours personnel comme historiquement premier et qualifiant l’arrêt de 1977 de « réaffirmation », M. Ranouil, Les recours entre coobligés, préf. P. Jourdain, IRJS Éditions, 2014, n° 122 et 176.

[14] Cass. 1re civ., 23 oct. 1984, n° 83-11.98.

[15] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 549.

[16] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 549. V. par ex. Cass. 3e civ., 8 févr. 2012, n° 11-11.417.

[17] Cass. 2e civ., 20 déc. 2007, n° 07-13.403, D. 2008, chron. p. 648, obs. J.-M. Sommer et Cl. Nicoletis, D. 2008, p. 1248, note J. Mouly , RCA 2008, n° 50, note H. Groutel, RTD civ. 2008, p. 315, obs. P. Jourdain.

[18] S. Asencio, op. cit., spéc. n° 2 ; P. Le Cannu et B. Dondero, op. cit., n° 476.

[19] M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, 31e éd., LexisNexis, 2018, n° 358 ; JCl. Sociétés Traité, fasc. 55-30, n° 8 et 12.

[20] V. par ex. S. Asencio, op. cit.

[21] M. Germain et V. Magnier, op. cit., n° 2316. V. par ex. l’article L. 223-22 du code de commerce à propos du gérant de la SARL.

[22] Ph. Merle et A. Fauchon, Droit commercial : sociétés commerciales, 23e éd., Dalloz, 2019, n° 173.

[23] La faute de gestion s’apprécie par rapport à l’intérêt social (M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, op. cit., n° 394). Or, d’une part, le dirigeant a été condamné en l’espèce pour s’être rendu complice d’un abus de biens sociaux en utilisant les fonds de la société Coprim, d’autre part, la Cour de cassation juge que « quel que soit l’avantage à court terme qu’elle peut procurer, l’utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à l’intérêt social en ce qu’elle expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation » (Cass. crim., 27 oct. 1997, n° 96-83.698).

[24] Cass. com., 28 sept 2010, n° 09-66.255, Bull. Joly 2010, 976, note A. Couret, Dr. des soc. 2010, n° 225, obs. M. Rousille, Rev. soc. 2011, 97, note B. Dondero, JCP E 2011, 1000, obs. F. Deboissy et G. Wicker, RTD civ. 2010, 785, obs. P. Jourdain ; Cass. 3e civ., 10 mars 2016, n° 14-15.326, Bull. Joly 2016, 335, note S. Messaï-Bahri.

[25] D. Vidal, Droit des sociétés, 7e éd., LGDJ, 2010, n° 389.

[26] Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, D. 2003, p. 2623, note B. Dondero, ibid. AJ p. 1502, obs. A. Lienhard, D. 2004, somm. p. 266, obs. Hallouin, BJS 2003, p. 786, note H. Le Nabasque, Dr. sociétés 2003, n° 148, note Monnet, Rev. sociétés 2003, p. 479, obs. J.-F. Barbièri, Dr. et patr. 11/2003, p. 91, obs. D. Poracchia, Gaz. Pal. 2004, p. 482, note J.-F. Clément.

[27] D. Vidal, op. cit., n° 389.

[28] Rép. civ. Dalloz, vo « Responsabilité du fait d’autrui », 2019, n° 149.

[29] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 553.

[30] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 58.

[31] À propos de cette distinction entre pouvoir de décision et pouvoir de représentation, V. Ph. Merle et A. Fauchon, op. cit., n° 117 ; S. François, op. cit., n° 39 et s.

[32] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 79.

[33] Cass. 3e civ., 2 oct. 2001, n° 00-12.347, BJS févr. 2002, n° JBS-2002-055, p. 265, note F.-X. Lucas. 

[34] Cass. crim., 5 avr. 2018, n° 16-87.669.

[35] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 79.

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