Abus de fonctions, limites de la mission excédées, agissements hors des fonctions, sans autorisation, et à des fins étrangères aux attributions, etc., il est facile de s’emmêler les pinceaux lorsqu’il est question de la responsabilité du commettant ou de celle de son préposé. Il n’y a pourtant rien de compliqué dès lors que l’on a compris une chose élémentaire : la question de la responsabilité du commettant et celle de la responsabilité du préposé doivent être examinées indépendamment l’une de l’autre. Ces deux questions doivent être rigoureusement distinguées car elles font l’objet de deux régimes distincts.
La seule condition commune aux deux régimes est l’existence d’un lien de préposition. Il faut en effet commencer par caractériser ce lien de préposition car sans lui il n’y a ni commettant ni préposé. « Le rapport de subordination d’où découle la responsabilité mise à la charge des commettants par l’article 1384, alinéa 5, du Code civil suppose de la part de ceux-ci le pouvoir de faire acte d’autorité en donnant à leurs préposés des ordres ou instructions sur la manière de remplir, fût-ce à titre temporaire et sans contrepartie financière, l’emploi confié »(1). Dans l’écrasante majorité des cas, le lien de préposition sera caractérisé par la présence d’un contrat de travail car celui-ci implique l’existence d’un lien de subordination, qui est une forme de lien de préposition. On notera à cet égard que « l’indépendance professionnelle dont jouit le médecin dans l’exercice même de son art n’est pas incompatible avec l’état de subordination qui résulte d’un contrat de louage de services le liant à un tiers », un médecin salarié est donc bien un préposé(2). Il reste possible de caractériser un lien de préposition en dehors de tout contrat de travail, pour ces cas particuliers on renverra à la jurisprudence agrégée par les éditeurs Dalloz et Litec sous l’article 1384 du Code civil.
Une fois le lien de préposition caractérisé, on peut étudier la responsabilité du fait d’autrui du commettant (I), puis la responsabilité personnelle du préposé (II). Ces deux questions sont totalement indépendantes, il est donc possible que les deux responsabilités se cumulent, il faudra alors envisager la contribution à la dette (III).
I) La responsabilité du fait d’autrui du commettant
La responsabilité du fait d’autrui du commettant est fondée sur l’article 1384, alinéa 5, du Code civil : « Les maîtres et les commettants » sont responsables « du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ». Comme toute responsabilité du fait d’autrui, il s’agit d’une responsabilité objective, c’est-à-dire d’une responsabilité sans faute. Responsabilité sans faute signifie simplement qu’il n’est pas nécessaire de prouver une faute du responsable.
Il est en revanche nécessaire de prouver une faute de l’auteur direct du dommage, c’est-à-dire du préposé (A), commise dans l’exercice de ses fonctions (B).
A) Une faute du préposé
Contrairement à la responsabilité des père et mère du fait de leur enfant, le simple fait causal non fautif du préposé ne suffit pas à engager la responsabilité du commettant. Il faut donc prouver l’existence d’une faute personnelle du préposé.
Le commettant ne sera jamais responsable sur le fondement de l’article 1384, alinéa 5, du fait d’une chose sous la garde de son préposé car le préposé ne pourra jamais être gardien d’une chose(3). Le lien de préposition qui place le préposé sous la dépendance du commettant l’empêche d’exercer les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction de la chose caractéristiques de la garde, c’est le commettant qui exerce ces pouvoirs par le biais des ordres donnés à son préposé. C’est en quelque sorte un pouvoir de garde médiat de la chose, le commettant exerce ses pouvoirs sur la chose par le truchement de son préposé. C’est donc systématiquement le commettant qui sera reconnu gardien de la chose manipulée par le préposé, sauf bien sûr abus de fonctions de la part du préposé (V. infra), et le commettant sera donc responsable du fait de la chose sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil. Le commettant sera pareillement reconnu gardien du véhicule terrestre à moteur conduit par son préposé, et sera donc responsable des dommages causés par un accident de la circulation sur le fondement de la loi de 1985, malgré le caractère en principe exclusif et autonome du régime d’indemnisation des accidents de la circulation. La jurisprudence adopte donc un raisonnement en deux temps : il faut d’abord appliquer l’article 1384, alinéa 5, du Code civil qui conduit à qualifier le commettant de gardien de la chose si on a bien un lien de préposition et l’absence d’abus de fonctions, puis, dans un second temps, il faut appliquer la disposition qui conduit à engager la responsabilité du gardien de la chose, c’est-à-dire l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil ou la loi de 1985 relative aux accidents de la circulation selon les hypothèses.
B) Une faute commise dans l’exercice de ses fonctions
Il est évident que le commettant ne sera responsable que si le préposé a commis la faute dans l’exercice de ses fonctions. Pour être certain que la faute du préposé ne puisse pas être rattachée à l’exercice de ses fonctions, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a créé en 1988, après quelques errements jurisprudentiels, la notion d’abus de fonctions : « le commettant ne s’exonère de sa responsabilité que si son préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation, et à des fins étrangères à ses attributions »(4).
L’abus de fonctions est donc caractérisé si trois critères sont réunis :
-
Le préposé a agi hors des fonctions auxquelles il était employé : le préposé ne doit pas avoir trouvé dans ses fonctions les moyens de commettre sa faute (outils de travail, lieu de travail, clientèle du commettant, etc.) ;
- Le préposé a agi sans autorisation : le commettant n’a pas autorisé le préposé à commettre l’acte considéré comme fautif ;
- Le préposé a agi à des fins étrangères à ses attributions : le préposé doit avoir agi dans un intérêt personnel et non dans l’optique de mener à bien sa mission.
Ces trois conditions sont cumulatives : si l’une d’elle n’est pas remplie, alors il n’y a pas abus de fonctions et le commettant sera responsable. De surcroît la jurisprudence tend à apprécier restrictivement ces trois conditions. On pourrait ainsi penser qu’une agression sexuelle commise par un professeur de musique ne peut avoir aucun lien avec ses fonctions. Il en a pourtant été jugé autrement dès lors que les agressions sexuelles avaient été commises pendant les cours, à l’encontre d’élèves de l’école musique. Le préposé « avait ainsi trouvé dans l’exercice de sa profession sur son lieu de travail et pendant son temps de travail les moyens de sa faute et l’occasion de la commettre »(5). Il sera donc très difficile, pour le commettant, de prouver un abus de fonctions et d’échapper ainsi à l’engagement de sa responsabilité.
En résumé, les conditions de la responsabilité du commettant sont les suivantes :
-
Un lien de préposition
- Une faute du préposé (avec bien sûr un préjudice et un lien de causalité)
- Faute commise dans l’exercice de ses fonctions (= absence d’abus de fonctions)
II) La responsabilité personnelle du préposé
La responsabilité du commettant (art. 1384, al. 5) venait initialement se superposer à celle de son préposé (art. 1382). Solution dans la pure tradition du droit français de la responsabilité civile qui a tendance à favoriser l’indemnisation des victimes : on leur offre ici un second débiteur sans leur retirer le premier, une garantie supplémentaire de trouver un débiteur solvable à même d’indemniser leurs préjudices.
L’assemblée plénière de la Cour de cassation a pourtant, dans un revirement surprenant, accordé une immunité civile au préposé fautif. C’est le célèbre arrêt Costedoat de 2000(6). La victime peut donc assigner le commettant, mais ne peut plus assigner le préposé.
Cette immunité n’est toutefois pas inconditionnelle. Le préposé en bénéficie s’il n’a pas excédé les limites de sa mission (formule de l’arrêt Costedoat).
Le domaine de l’immunité a ensuite été progressivement restreint. Le préposé, même s’il agit dans les limites de sa mission, ne bénéficie pas d’une immunité :
-
S’il a été condamné au pénal pour avoir commis une infraction pénale intentionnelle(7) ;
- S’il a commis une infraction pénale intentionnelle même s’il n’a pas été condamné au pénal(8) ;
- S’il a commis une faute pénale qualifiée aux sens de l’article 121-3 du Code pénal(9) ;
- S’il a commis une faute civile intentionnelle(10) ;
- En revanche la commission d’une infraction pénale non intentionnelle ne suffit plus, depuis un arrêt de 2014, à faire tomber l’immunité du préposé(11), contrairement à ce qu’avait pu affirmer la 2e chambre civile dans un arrêt de 2007.
Ainsi un préposé qui commettrait une infraction pénale intentionnelle sur l’ordre de son commettant ne bénécifierait-il d’aucune immunité alors même qu’il n’aurait pas excédé les limites de sa mission.
Il faut enfin préciser que l’immunité ne rend pas le préposé irresponsable, elle va simplement paralyser l’action de la victime dirigée contre lui sans supprimer pour autant sa responsabilité(12). Cette précision terminologique n’est pas purement théorique, car l’action de la victime dirigée contre l’assureur du préposé sera recevable, de même que l’action récursoire de l’assureur du commettant contre l’assureur du préposé (V. infra).
III) L’articulation des deux responsabilités
Il faut distinguer la question de l’obligation à la dette (qui la victime pourra-t-elle assigner ?) (A), de la question de la contribution à la dette (une fois la victime désintéressée, qui va supporter la charge finale de la dette ?) (B).
A) L’obligation à la dette
Il est très important de ne pas confondre l’abus de fonctions avec l’excès des limites de la mission. L’abus de fonctions (agissements du préposé hors de ses fonctions, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions) va permettre au commettant de se dégager de sa responsabilité sur le fondement de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil. L’excès des limites de la mission va faire tomber l’immunité civile du préposé et va ainsi permettre à la victime de l’assigner en responsabilité civile sur le fondement de l’article 1382 du Code civil.
L’abus de fonctions et l’excès des limites de la mission sont donc deux notions différentes. La responsabilité du préposé et celle du commettant ne sont donc pas alternatives et peuvent, dans certaines hypothèses qui ne sont pas des cas d’école, se cumuler. Voici les trois situations possibles :
-
Le commettant sera seul responsable si le préposé n’a pas commis d’abus de fonctions et n’a pas excédé les limites de sa mission ;
- Le préposé sera seul responsable s’il a commis un abus de fonctions et s’il a excédé les limites de sa mission ;
- Le commettant et le préposé seront responsables in solidum si le préposé a excédé les limites de sa mission sans commettre d’abus de fonctions.
Il est en réalité aisé d’excéder les limites de la mission sans commettre un abus de fonctions : la première notion est effectivement appréciée très largement par la Cour de cassation (toute faute intentionnelle, pénale comme civile, suffit à faire tomber l’immunité du préposé dès lors qu’elle est intentionnelle) alors que la seconde est appréciée très restrictivement (puisque les trois conditions qui permettent de caractériser l’abus de fonctions sont cumulatives). Ainsi, comme on l’a déjà vu, un professeur de musique qui viole ses élèves sur son lieu de travail et pendant son temps de travail excédera les limites de sa mission (infraction pénale intentionnelle) sans commettre d’abus de fonctions (il n’a pas agi en dehors de ses fonctions puisqu’il a trouvé dans l’exercice de ses fonctions « les moyens de sa faute et l’occasion de la commettre »), le commettant et le préposé sont donc tous deux responsables.
On peut tirer de tout ce que l’on vient de dire les conclusions suivantes :
-
Dès lors qu’il y a abus de fonctions, il y aura nécessairement excès des limites de la mission, et le préposé sera donc seul responsable ;
- Dès lors que les limites de la mission n’ont pas été excédées, il ne pourra y avoir d’abus de fonctions, et le commettant sera donc seul responsable ;
- En revanche ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’abus de fonctions qu’il ne peut pas y avoir de dépassement des limites de la mission, et ce n’est pas parce que les limites de la mission ont été excédées qu’il y aura nécessairement un abus de fonctions.
B) La contribution à la dette
Dans l’hypothèse où le commettant est responsable, le préposé le sera également nécessairement. Rappelons en effet que le préposé ne bénéficie pas d’une irresponsabilité civile, même si j’ai pu moi-même abuser de ce raccourci dans cette fiche, mais bénéficie en réalité simplement d’une immunité qui paralyse l’action de la victime sans supprimer sa responsabilité pour autant. Dès lors, la question du recours en contribution va se poser : le commettant qui a indemnisé la victime pourra-t-il se retourner contre son préposé ?, le préposé qui a indemnisé la victime pourra-t-il se retourner contre son commettant ?
Rappelons à cet égard les principes classiques en matière de contribution à la dette :
-
Répartition de la charge finale de la dette par parts viriles si aucun responsable n’est fautif ;
-
Répartition en fonction de la gravité des fautes respectives (et non des liens de causalité) en présence d’une pluralité de responsables fautifs ;
-
Lorsqu’il y a des responsables fautifs et des responsables non fautifs, les responsables fautifs supportent seuls la charge finale de la dette.
Ce n’est pas parce que la responsabilité du commettant sur le fondement de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil est une responsabilité objective que ce dernier ne sera jamais fautif. La question de la faute du commettant doit être abordée au stade de la contribution à la dette. Ainsi un commettant qui ordonnerait à son préposé de commettre une infraction pénale serait-il considéré comme fautif. Si la victime n’aura pas à établir cette faute au stade de l’obligation à la dette, elle devra être prise en compte au stade de la contribution à la dette pour aboutir à un partage de la charge finale de la dette entre le préposé et le commettant à proportion de la gravité de leurs fautes respectives.
Il existe toutefois des particularités propres à l’article 1384, alinéa 5, du Code civil qui viennent s’ajouter aux principes de droit commun que l’on vient d’énoncer :
- Lorsque le préposé bénéficie d’une immunité civile, le commettant ne peut exercer un recours subrogatoire contre lui puisque la victime (le subrogeant) ne peut transférer au commettant (le subrogé) plus de droits qu’elle n’en avait elle-même(13), c’est une application classique du principe nemo plus juris ad alium transfere potest quam ipse habet…
- A défaut d’action récursoire, le commettant peut toujours exercer une action personnelle contre son préposé s’il en a une, il faudra alors trouver un fondement à cette action. Dans la majorité des cas le lien de préposition découle de l’existence d’un contrat de travail entre le commettant et le préposé, l’action personnelle sera alors une action en responsabilité contractuelle fondée sur le contrat de travail. Il faut rappeler à cet égard que l’employeur ne peut assigner son préposé en responsabilité civile que si ce dernier a commis une faute lourde.
- Enfin, si c’est l’assureur du commettant qui a indemnisé la victime, le Code des assurances interdit à l’assureur de se retourner contre le préposé sauf cas de malveillance (art. L121-12, al. 3, du Code des assurances), ce qui n’empêche pas l’assureur du commettant de se retourner contre l’assureur éventuel du préposé(14).
Voilà qui achève cette deuxième fiche notion. Je rappelle que ces fiches n’ont pas pour objectif d’être exhaustives mais d’être synthétiques et se concentrent donc sur les éléments fondamentaux de la notion en l’état actuel du droit positif.
Notes de bas de page :- Cass. crim., 14 juin 1990, n° 88-87.396, solution constante. [↩]
- Cass. crim., 5 mars 1992, n° 91-81.888. [↩]
- Cass. civ., 27 févr. 1929. [↩]
- Cass. ass. plén., 19 mai 1988, n° 87-82.654. [↩]
- Cass. civ. 2e, 17 mars 2011, n° 10-14.468. [↩]
- Cass. ass. plén., 25 févr. 2000, n° 97-17.378, n° 97-20.152. [↩]
- Cass. ass. plén., 14 déc. 2001, n° 00-82.066. [↩]
- Cass. crim., 7 avr. 2004, n° 03-86.203. [↩]
- Cass. crim., 28 mars 2006, n° 05-82.975. [↩]
- Cass. civ. 2e, 20 déc. 2007, n° 07-13.403. [↩]
- Cass. crim., 27 mai 2014, n° 13-80.849, V. mes observations dans mon billet du 26 juin 2014. [↩]
- Cass. civ. 1re, 12 juill. 2007, n° 06-12.624 et n° 06-13.790. [↩]
- Cass. civ. 2e, 20 déc. 2007, n° 07-13.403. [↩]
- Cass. civ. 1re, 12 juill. 2007, n° 06-12.624 et 06-13.790. [↩]