Le délai de paiement de la soulte est sans incidence sur le calcul de la lésion

Obs. sous Cass. civ. 1re, 6 juin 2012 (n° 11-20.062, à paraître) :

La première chambre civile de la Cour de cassation a rendu le 6 juin 2012 un arrêt en matière de partage successoral où se mélangent soulte, délai de paiement et méthode de calcul de la lésion, de quoi donner une solution intéressante à analyser aussi bien techniquement qu’en opportunité.

Etude notariale Département successions

En l’espèce, les biens des successions des père et mère de deux enfants ont été partagés entre ces deux derniers par un acte notarié du 3 juin 2002. Les biens attribués à la fille étant d’une valeur supérieure à sa part successorale, elle devait verser une soulte à son frère. Une première partie de cette soulte, d’un montant inconnu, a été payée au moyen de la cession de droits indivis portant sur un bien déterminé. Une deuxième partie de la soulte, d’un montant de 48 500€, est exigible dès la signature de l’acte de partage. Enfin, une troisième et dernière partie de la soulte, d’un montant de 15 300€, est assortie d’un délai de paiement courant jusqu’au 31 décembre 2003, sans intérêt ni indexation. Je passe rapidement sur le fait qu’il existe une contestation portant sur l’interprétation de la quittance donnée dans l’acte de partage, car cela n’a pas d’incidence sur l’apport de l’arrêt (le demandeur au pourvoi conteste avoir reçu la somme de 48 500€ à titre de soulte alors que la Cour d’appel de Bastia a retenu qu’il en avait consenti quittance aux termes de l’acte notarié).

Le reliquat de la soulte reste impayé et, plutôt que de chercher à obtenir le paiement forcé de celle-ci, son bénéficiaire décide de demander la rescision du partage pour lésion de plus du quart (art. 887 anc. C. civ.). Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Probablement parce que les nombreux immeubles attribués à la fille (un appartement, cinq studios et un lot dans un lotissement) ont pris entre temps beaucoup de valeur, et qu’il est alors apparu préférable au copartageant d’obtenir un nouveau partage plutôt que le paiement d’une soulte non indexée et non assortie d’intérêts… L’argumentation développée dans la seconde branche de l’unique moyen est plutôt originale : « il doit être tenu compte, pour le calcul de la lésion, de l’avantage résultant pour un copartageant du délai qui lui a été accordé pour le paiement de la soulte sans intérêt ni indexation ». Selon le demandeur à la cassation, il devrait être tenu compte pour le calcul de la lésion non seulement de l’avantage retiré du délai de paiement accordé sans contrepartie sur les 15 300€, mais aussi de l’avantage retiré du délai qui s’est écoulé depuis l’acte de partage sans que la soulte de 48 500€ n’ait été payée. Autrement dit, en ne payant pas la soulte comptant dès la signature de l’acte de partage, le copartageant s’accorderait en quelque sorte unilatéralement et de facto un délai de paiement qui devrait être pris en compte pour apprécier la lésion, ce délai de paiement ne faisant l’objet d’aucune contrepartie financière (ni intérêt, ni indexation).

La Haute juridiction rejette le pourvoi au motif que « la lésion ne peut jamais résulter que d’une mauvaise évaluation des biens à partager ou d’un allotissement dont la valeur est inférieure à celle à laquelle le co-partageant était en droit de prétendre dans la masse partageable ; que, dès lors, le défaut de paiement prétendu d’une partie de la soulte et l’avantage allégué résultant du délai accordé pour le paiement du surplus payable à terme, sans intérêt, ni indexation, étaient sans incidence sur le calcul de la lésion ».

La soulte peut être analysée en une obligation. Prise sous l’angle de l’actif, l’obligation est une créance, donc un bien qui vient augmenter la valeur du lot de son bénéficiaire. Prise sous l’angle du passif, l’obligation est une dette qui vient au contraire diminuer la valeur du lot du copartageant qui doit la payer. La soulte permet ainsi de rétablir l’équilibre entre la valeur des biens perçus par chaque copartageant et leurs droits respectifs dans l’indivision successorale. Le délai de paiement accordé au débiteur de la soulte dans l’acte de partage n’est par conséquent ni plus ni moins, juridiquement, qu’un terme, donc une modalité de l’obligation. La modalité d’une obligation peut-elle affecter la valeur de cette obligation? Indéniablement. Nul doute qu’une créance de 100 affectée d’un terme de dix ans sans intérêt ni indexation pourra être cédée à un prix moindre qu’une créance de 100 déjà exigible, le cessionnaire prendra en effet un risque beaucoup plus important avec une créance à terme, il courra d’abord le risque que le débiteur devienne insolvable d’ici l’échéance, et il s’exposera également aux effets de la dévaluation monétaire. On peut donc en conclure que la valeur réelle d’une soulte assortie d’un délai de paiement sans intérêt ni indexation est inférieure à sa valeur nominale, dès lors il paraitrait plus équitable de prendre en compte la valeur réelle et non pas la valeur nominale de la soulte pour apprécier la lésion du quart.

Une seconde interprétation est cependant possible qui expliquerait la solution de la Cour de cassation. Le délai de paiement consenti dans l’acte de partage pourrait être analysé en un crédit consenti, à défaut de stipulation contraire, à titre gratuit (M. Grimaldi, Droit patrimonial de la famille, Dalloz action, 2008, 271.83). Le crédit serait, dans une certaine mesure, détachable de l’acte de partage. Ce crédit ne participerait pas activement à l’opération de partage (en influant sur la valeur des lots) mais trouverait sa cause dans un élément extérieur à l’opération de partage, ce serait un « service d’ami » pour reprendre l’expression du doyen Carbonnier (Variations sur les petits contrats in Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 2001, p. 331), à l’instar du mutuum stipulé sans intérêt. Cette seconde interprétation ne parait pas moins équitable que la première dans la mesure où le copartageant avait tout le loisir de stipuler des intérêts et une clause d’indexation dans l’acte de partage, rien ne l’obligeant par ailleurs à consentir un délai de paiement (art. 832 dern. al. anc. C. civ.).

En ce qui concerne la fraction de la soulte payable comptant mais restée impayée, la Cour de cassation refuse également de prendre en compte le délai écoulé pour calculer la lésion. Cette fois la solution semble s’imposer, il ne faut pas mélanger la question de la valeur du lot tel qu’il est défini dans l’acte de partage avec la question de l’exécution de l’acte de partage qui lui est nécessairement postérieure. Il est évident que l’exécution ou la non-exécution d’un contrat ne peut avoir aucune incidence sur la substance de ce contrat. La rescision pour lésion n’est pas une action conçue pour sanctionner un défaut d’exécution du contrat postérieur à la conclusion de ce dernier, mais pour sanctionner un défaut congénital de l’acte. Le droit français offre d’autres moyens au créancier pour obtenir son dû, en l’espèce le copartageant aurait dû employer les voies d’exécution à sa disposition pour obtenir le paiement de la soulte, la rescision pour lésion n’en étant pas une.

Pour conclure on peut constater que la propension du droit civil français au rejet de la lésion comme cause de nullité d’un contrat est toujours bien vivace. Lorsque la loi admet exceptionnellement la rescision pour lésion du partage successoral, la jurisprudence veille à ce que les modalités de calcul de la lésion ne soient pas trop favorables à celui qui se prétend lésé, sans doute avec le dessein louable de préserver la sécurité juridique et la force obligatoire des contrats.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous.

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L’appréciation de la disproportion dans le cautionnement à l’aune du succès escompté de l’opération

Obs. sous Cass. com., 4 mai 2012 (n° 11-11.461, à paraître) :

Le principe de proportionnalité a d’abord été introduit dans le droit positif du cautionnement par la loi Neiertz du 31 décembre 1989, aujourd’hui codifiée à l’article L313-10 du Code de la consommation qui dispose qu’un « établissement de crédit (…) ne peut se prévaloir d’un contrat de cautionnement d’une opération de crédit relevant des chapitres Ier ou II du présent titre, conclu par une personne physique dont l’engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation ». Le champ d’application de ce texte est limité aux personnes physiques s’étant portées caution d’une opération de crédit à la consommation, et exclut donc notamment le cas de figure fréquent du dirigeant social qui garantit les engagements de son entreprise.

Contrat de cautionnement banque

Le célèbre arrêt Macron rendu le 17 juin 1997 par la chambre commerciale (n° 95-14.105 ; RTD civ. 1998, p. 100, obs. J. Mestre ; p. 157, obs. P. Crocq ; RTD com. 1997. 662, obs. M. Cabrillac) a fait pénétrer le principe de proportionnalité dans le droit commun du cautionnement en permettant au dirigeant social de s’en prévaloir. La sanction repose sur la mise en oeuvre de la responsabilité civile: le créancier peut toujours se prévaloir du contrat de cautionnement mais il sera condamné à indemniser la caution-victime de son préjudice, la créance de réparation de la caution se compensera alors avec sa dette envers le créancier garanti. La chambre commerciale a cependant, dans un second temps, limité cette jurisprudence à la caution profane par le non moins célèbre arrêt Nahoum rendu le 8 octobre 2002 (n° 99-18.619 ; D. 2003. 414, obs. C. Koering ; RTD civ. 2003. 125, obs. P. Crocq ; LPA. 18 juill. 2003, note C. Brenner).

Enfin, dernière évolution en date, le législateur a ajouté par la loi Dutreil du 1er août 2003 un article L341-4 au Code de la consommation qui reprend mot pour mot l’article L313-10, avec la différence notable que son champ d’application rationae materiae n’est pas limité aux opérations de crédit à la consommation. Le dirigeant social peut donc se prévaloir de cette disposition, ce qui a fait l’objet de vives critiques notamment quant à l’impact de ce texte sur la pratique du cautionnement omnibus (P. Crocq, Sûretés et proportionnalité in Études offertes au doyen Philippe Simler, Litec-Dalloz, 2006, p. 291).

Quel que soit le régime applicable, le patrimoine de la caution est pris en compte de manière dynamique. Pour apprécier la disproportion, le juge doit comparer le montant du cautionnement aux « biens et revenus » de la caution. Rien de bien surprenant pour l’instant, on retrouve en effet la définition du patrimoine d’Aubry et Rau construite à partir de l’article 2284 du Code civil, « l’ensemble des biens présents et à venir » (Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, éd. 1873, § 573). Une question bien plus complexe se pose cependant: comment évaluer les « revenus » de la caution? Doivent-ils également être appréciés de manière dynamique? Si une augmentation des revenus de la caution est prévisible au moment de la conclusion du contrat de cautionnement, il parait légitime de la prendre en compte pour apprécier la disproportion. La sanction prévue aux articles L313-10 et L341-4 du Code de la consommation ne s’applique d’ailleurs pas si « le patrimoine de [la] caution, au moment où celle-ci est appelée, [lui permet] de faire face à son obligation ». La question ne se pose donc que si la caution est insolvable au jour où elle doit faire face à son engagement, il faudra alors se demander s’il était prudent de la part du créancier, au jour de la conclusion du contrat, d’anticiper une évolution des revenus de la caution.

Mais un problème de droit bien précis s’est posé en jurisprudence en ce qui concerne le cas de figure typique du dirigeant social qui cautionne une dette importante contractée par son entreprise. Faut-il prendre en compte, pour apprécier la disproportion de ce cautionnement par rapport aux biens et revenus de la caution, le succès escompté de l’opération cautionnée? La Cour de cassation a d’abord répondu par l’affirmative dans l’arrêt Nahoum (V. supra) où elle approuve les juges du fond d’avoir pris en compte les facultés de remboursement de la caution « raisonnablement prévisibles en l’état du succès escompté de l’opération immobilière entreprise par la société ». La logique suivie par la chambre commerciale est, grossièrement, la suivante: le prêt contracté par la société va lui permettre de mettre sur pieds une opération immobilière lucrative qui, in fine, augmentera les revenus de son dirigeant-caution.

Cependant, à bien y réfléchir, ce raisonnement n’est pas si logique que cela. Comme de nombreux auteurs l’ont relevé à l’époque (not. P. Crocq, RTD civ. 2003. 125 ; C. Koering, op. cit.), en cas de succès de l’opération il est probable que le débiteur principal, la société, soit ipso facto parfaitement solvable, et le cautionnement ne jouera alors pas. La caution sera en pratique appelée à payer essentiellement lorsque l’opération aura été un échec. Il serait donc bien plus opportun de ne pas partir du postulat que l’opération sera un succès pour évaluer la disproportion du cautionnement aux biens et revenus de la caution, puisque cette dernière sera souvent amenée à payer précisément dans l’hypothèse inverse où l’opération aura été un échec…

Un arrêt rendu le 6 février 2007 par la chambre commerciale (n° 04-15.362 ; RTD civ. 2007. 372, obs. P. Crocq ; RDC 2008. 423, obs. D. Houtcieff) a pu être interprété comme marquant un abandon de la prise en compte de l’évolution prévisible des revenus de la caution en cas de succès de l’opération cautionnée (en ce sens: P. Crocq, ibid.). La Cour de cassation approuve en effet la cour d’appel d’avoir jugé « qu’il était imprudent de déduire des résultats antérieurs bénéficiaires de l’entreprise et de sa qualité d’associée que les revenus de Mme Y augmenteraient de façon sensible et régulière ». La portée de cet arrêt était cependant discutable, la Haute juridiction insistait en effet sur le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, et il est relevé précisément qu’il était imprudent de déduire que les revenus de la caution augmenteraient « de façon sensible et régulière ». Ainsi, la solution inverse aurait peut-être également été approuvée par la Cour de cassation s’il n’y avait pas eu un tel écart entre les revenus mensuels initiaux de la caution (3 800 francs) et les mensualités de remboursement du prêt cautionné (6 266,88 francs).

Un autre arrêt rendu la semaine dernière, le 4 mai 2012 (n° 11-11.461, à paraître), semble confirmer l’interprétation selon laquelle la chambre commerciale n’a jamais eu l’intention d’abandonner sa solution issue de l’arrêt Nahoum. En l’espèce, un gérant se porte caution solidaire à hauteur de 75 000 euros d’un prêt de 150 000 euros contracté par sa société. Le matériel acquis grâce à l’emprunt, une ligne de poudrage automatisée d’une valeur de 343 810 euros, est l’objet de divers dysfonctionnements qui conduisent à la mise en liquidation judiciaire de la société, débitrice principale. Le gérant-caution, appelé par le créancier, excipe du caractère disproportionné du cautionnement pour tenter d’échapper à son engagement, sur le fondement de l’article L341-4 du Code de la consommation. La cour d’appel ne retient pas de disproportion et la caution est condamnée à payer 75 000 euros au créancier.

La caution se pourvoit alors en cassation et reproche à la cour d’appel d’avoir retenu le caractère proportionné du cautionnement « au regard des résultats escomptés de la société cautionnée ». Le pourvoi est rejeté, la prise en compte des perspectives de développement de l’entreprise pour apprécier l’évolution prévisible des revenus de la caution lors de la conclusion du contrat de cautionnement est approuvée, pour le reste la Cour de cassation rappelle que cela relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond.

On pourra objecter qu’il existe une différence entre l’appréciation des facultés contributives de la caution à l’aune des « perspectives de développement de l’entreprise », expression employée dans cet arrêt de 2012, et la prise en compte des facultés de remboursement de la caution « raisonnablement prévisibles en l’état du succès escompté de l’opération », expression employée dans l’arrêt Nahoum. C’est tout à fait exact, alors que dans l’arrêt Nahoum ce sont uniquement les revenus qui découleront de l’opération cautionnée qui sont pris en compte, la formule de l’arrêt de 2012 semble plutôt suggérer que ce sont les revenus qui découleront du développement de l’entreprise prise dans sa globalité qui sont pris en compte, ce qui est bien plus large, car l’entreprise peut avoir d’autres projets en cours qui lui permettront de se développer même en cas d’échec de l’opération cautionnée. Mais il faut analyser la formule de l’arrêt de 2012 à la lumière des faits de l’espèce, or si les dysfonctionnements du matériel acheté grâce au prêt cautionné ont suffit à conduire la société à la liquidation judiciaire c’est probablement que les perspectives de développement de l’entreprise étaient entièrement conditionnées par le succès de l’opération cautionnée…

Même à supposer que les perspectives de développement de l’entreprise ne dépendent pas du seul succès de l’opération cautionnée, la caution sera amenée à payer si le débiteur principal, c’est-à-dire la société, ne peut lui-même payer. Or si la société-débitrice principale devient insolvable, il parait peu probable que les revenus qu’elle verse à son dirigeant-caution aient augmenté…

Ainsi, non seulement il ne faudrait pas estimer l’évolution prévisible des revenus du dirigeant-caution en cas de succès escompté de l’opération cautionnée ou à l’aune des perspectives de développement de sa société, mais il faudrait, bien au contraire, estimer la baisse prévisible de ses revenus en cas d’insolvabilité de sa société, le débiteur principal, car c’est bien dans ce cas de figure qu’il sera amené à payer (hypothèse de la solidarité mise à part) !

Bien que ce maintien de la solution de l’arrêt Nahoum paraisse regrettable pour les raisons que l’on vient d’évoquer (pour un avis contraire : C. Brennet, op. cit.), ce n’est pas véritablement une surprise dans la mesure où de très nombreux arrêts inédits, postérieurs à l’arrêt de 2007 semblant marquer un abandon de cette jurisprudence, montraient déjà qu’il n’en était rien (com. 9 déc. 2008, n° 07-17.426 ; 17 fév. 2009, n° 08-15.324 ; 8 juin 2010, n° 07-21.901 ; 22 nov. 2011, n° 10-25.197). Cet arrêt rendu vendredi dernier mérite cependant d’être signalé dans la mesure où il est le premier depuis 2007 d’une part à avoir fait l’objet d’une publication (P+B+I), d’autre part à concerner la mise en oeuvre de l’article L341-4 du Code de la consommation qui peut être invoqué par la caution avertie.

On relèvera enfin, maigre lot de consolation, que la Cour de cassation adopte, au moins sur ce point, un régime unifié pour l’appréciation de la disproportion du cautionnement, que l’action soit fondée sur la jurisprudence Macron et Nahoum ou sur l’article L341-4 du Code de la consommation.

Le plot de parking « normal » n’est plus l’instrument du dommage du client distrait

Obs. sous Cass. civ. 2e, 29 mars 2012 (n° 10-27.553, à paraître) :

La jurisprudence exige traditionnellement que la chose ait joué un « rôle actif » dans la réalisation du dommage pour que la responsabilité de son gardien puisse être engagée sur le fondement de l’alinéa premier de l’article 1384 du Code civil. Ce rôle actif est présumé de manière irréfragable si la chose était en mouvement et est entrée en contact avec le siège du dommage. Ces deux conditions sont cumulatives, par conséquent si ne serait-ce que l’une d’elles venait à faire défaut alors la victime devrait prouver le caractère anormal de la chose ou de sa position pour pouvoir établir son rôle actif dans la réalisation du dommage (Civ. 2e, 22 juin 1972, 71-11.179, Bull. civ. II, n° 198 ; 8 juin 1994, 92-19.546, Bull. civ. II, n° 152 ; pour un attendu de principe on ne peut plus explicite: Civ. 2e, 11 janv. 1995, 92-20.162, Bull. civ. II, n° 18).

Plot de parking

A partir de la fin des années quatre-vingt-dix, une série d’arrêts de la Cour de cassation paraissant abandonner l’exigence d’un rôle actif de la chose a suscité la perplexité de nombreux auteurs, deux arrêts illustrent parfaitement ce mouvement. Dans le premier, un enfant se blesse au bras en heurtant une porte vitrée, la cour d’appel retient que l’état de la vitre n’apparaissait « ni anormal ni dangereux ». L’arrêt est pourtant cassé au motif que « le jeune garçon s’était blessé au coude droit à la suite du bris du carreau de la porte pallière qu’il avait poussée, ce dont il résultait que la vitre avait été l’instrument du dommage » (Civ. 2e, 29 avr. 1998, 95-20.811 ; RTD Civ. 1998. 913, obs. P. Jourdain). Dans le second arrêt, la cliente d’un magasin heurte un plot en ciment rouge situé sur le côté d’un passage piéton. Son action dirigée contre l’exploitant du magasin est rejetée par la cour d’appel qui retient que le plot ne constituait « ni un obstacle ni un danger particulier pour les usagers » et que sa position ne pouvait être « considérée comme anormale », pourtant, là encore, l’arrêt est cassé au motif laconique que « l’un des plots en ciment délimitant le passage pour piétons avait été l’instrument du dommage » (Civ. 2e, 18 sept. 2003, 02-14.204 ; RTD Civ. 2004. 108, obs. P. Jourdain).

Cet assouplissement dans l’exigence de la preuve du lien de causalité a été globalement critiqué par la doctrine car le critère du « rôle actif » (on parle aussi de « fait actif ») de la chose permet de s’assurer que le dommage n’est pas imputable uniquement au comportement de la victime. Certes poser un plot en ciment sur un parking crée un risque, mais faut-il faire supporter les conséquences de la réalisation de ce risque à son gardien quand ce plot était en bon état, à une place normale, et peint en rouge (sic) ? Cela parait inéquitable car le préjudice de la victime est ici principalement dû à son inattention, la présence du plot est une condition sine qua non du dommage mais certainement pas une cause adéquate. La solution parait de surcroît inopportune puisqu’en l’espèce le plot avait pour fonction de délimiter et de protéger un passage piéton…

Fort heureusement la jurisprudence est revenue à l’orthodoxie juridique

Fort heureusement la jurisprudence est revenue depuis à l’orthodoxie juridique. La Cour de cassation a maintenu sa solution en ce qui concerne les dommages causés par les vitres, mais elle a apporté des éléments permettant de comprendre son raisonnement. La vitre est ainsi considérée comme l’instrument du dommage car son anormalité est déduite du seul fait qu’elle se soit brisée accidentellement (Civ. 2e, 24 fév. 2005, 03-13.536 ; RTD Civ. 2005. 407, obs. P. Jourdain). Une solution qui peut paraître sévère (les responsables potentiels n’ont plus qu’à s’équiper en Gorilla Glass) mais qui laisse au moins les principes saufs: la chose n’était pas en mouvement si bien que la présomption de rôle actif ne peut s’appliquer, mais elle était d’une fragilité anormale ce qui permet de caractériser son rôle actif sans avoir besoin de recourir à cette présomption.

En ce qui concerne les plots présents sur les parcs de stationnement, la Haute juridiction n’avait pas eu l’occasion depuis son arrêt du 18 septembre 2003 de se prononcer sur une espèce aux faits similaires. C’est désormais chose faite depuis la semaine dernière (Civ. 2e, 29 mars 2012, 10-27.553, à paraître). Cette fois ce n’était pas un plot en ciment qui était en cause, mais un muret en béton de dix centimètres de haut, l’un de ces petits murets que l’on retrouve sur de nombreux parkings et qui sont souvent couverts de traces de pare-chocs… En l’espèce la victime était parvenue à éviter ces nombreux obstacles avec son véhicule mais, manque de chance, c’est une fois sortie de ce dernier qu’elle heurta l’un d’eux et se blessa. Peut-elle imputer ce manque de chance au magasin « Super U » gardien du muret? Non juge la cour d’appel dont le raisonnement est cette fois approuvé par la Cour de cassation.

Le revirement est d’autant plus net que la chose avait pour fonction de délimiter un chemin piétonnier dans les deux espèces, et il est à chaque fois question de peinture: dans l’espèce de 2003 le plot était peint en rouge ce qui n’a pas permis à l’arrêt de la cour d’appel d’échapper à la cassation, dans l’arrêt du 29 mars 2012 le plot était peint en blanc et « tranchait avec la couleur grise du bitume » ce qui justifie cette fois le rejet du pourvoi. On peut donc raisonnablement supposer, par une interprétation a contrario, que le plot aurait été considéré comme anormal s’il avait été de même couleur que le sol, et que sa position aurait été jugée anormale s’il n’avait pas pour fonction de protéger un passage piéton (ou toute autre fonction utile).

Une solution finalement sans surprise, mais qui mérite d’être signalée. L’arrêt de 2003 aurait en effet pu avoir une explication compatible avec le maintien de l’exigence de rôle actif de la chose, à l’instar de l’arrêt de 1998 dont la solution a été maintenue par la Cour de cassation après y avoir apporté une explication (le fait que la vitre se soit brisée accidentellement implique qu’elle fut anormalement fragile). Il me semble que cet arrêt de 2012 mérite d’être approuvé sans réserve.

Méthodologie de l’introduction du commentaire d’arrêt

Le commentaire d’arrêt est un exercice purement académique si bien qu’il apparaît souvent aux yeux de l’étudiant de première année comme inutile, à l’instar de son formalisme jugé trop contraignant. En réalité ses bénéfices sont doubles.

Introduction du commentaire d'arrêt

D’abord sur le fond, savoir analyser un arrêt pour en dégager l’apport et en esquisser les suites prévisibles est indispensable à la pratique de n’importe quelle profession juridique. Le droit est vivant, les connaissances acquises lors des cours magistraux ne seront par conséquent jamais suffisantes, l’étudiant doit être capable de raisonner par lui même pour pouvoir les actualiser. Même dans un système de civil law victime de l’inflation législative comme le nôtre, la jurisprudence occupe une place prépondérante, plus encore dans certaines branches comme le droit de la responsabilité civile. Or, contrairement aux pays de common law, les arrêts de la Cour de cassation adoptent un style lapidaire qui rend leur compréhension malaisée à ceux qui ne sont pas rompus à la technique de cassation. L’exercice du commentaire d’arrêt permet donc de former l’étudiant à l’analyse de la jurisprudence afin qu’il puisse par la suite en extraire seul la quintessence, ce qui lui sera utile à l’exercice de sa profession quelle qu’elle soit (avocat, juriste d’entreprise, huissier, enseignant, etc).

Ensuite sur la forme, qui peut paraître inutilement pesante, il s’agit cette fois d’apprendre à structurer son raisonnement. Avoir compris est une chose, faire comprendre en est une autre. Or, là encore quelle que soit sa profession future, l’étudiant sera amené à communiquer avec d’autres spécialistes ou des profanes, il devra donc être capable de retranscrire sa pensée de la manière la plus intelligible possible. Mieux, il devra souvent convaincre, la forme aura alors au moins autant d’importance que le fond. « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » écrivait Hugo. Nombre d’étudiants argueront que le cadre du commentaire d’arrêt a l’inconvénient de la rigidité, et que la pensée souvent complexe se laisse difficilement enfermer dans un cadre aussi simpliste. Pourquoi diable aller contre nature en cherchant à réduire son raisonnement à une division binaire quand l’arrêt répond à un pourvoi composé de trois moyens se prêtant ainsi a priori parfaitement à une division tripartite ? En réalité les commentaires qui peuvent difficilement se réduire à un raisonnement binaire sont extrêmement rares, l’étudiant doit faire un effort de conceptualisation pour réduire sa pensée à deux axes. Surtout, et on en revient toujours au même, il faut penser à son interlocuteur, rendre sa pensée la plus intelligible possible. Si l’on rédige un commentaire d’arrêt, c’est pour qu’il soit lu, en l’occurrence par un correcteur. Ce dernier a en général un nombre important de copies à corriger, et sa tâche serait extrêmement complexe si chaque étudiant adoptait une structure particulière pour son devoir. Certes, ce formalisme peut être un peu pesant pour l’étudiant, mais c’est un élément à part entière de la formation de juriste, l’étudiant doit être capable d’appliquer des règles de forme strictes. Que l’on songe aux avocats qui rédigent des conclusions ou mémoires, aux huissiers qui effectuent des actes de procédure ou encore aux magistrats qui rédigent des décisions, chaque profession juridique a sa part de formalisme.

Après ce long propos introductif qui aura, à n’en pas douter, définitivement convaincu l’étudiant de l’utilité du commentaire d’arrêt, attaquons le vif du sujet.

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