Le manadier, lors d’un lâcher de taureaux qu’il supervise, n’est ni commettant des cavaliers ni gardien de leurs chevaux

Note sous Cass. 2e civ., 16 juill. 2020, pourvoi n° 19-14.678 :

Lorsque les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction d’une chose sont répartis entre deux personnes, le caractère en principe unitaire de la garde impose de désigner un gardien unique. La Cour de cassation, par un arrêt du 16 juillet 2020, juge que les pouvoirs d’usage et de contrôle conservés par le propriétaire de la chose l’emportent sur le pouvoir de direction exercé par celui qui, sans avoir la qualité de commettant, possède néanmoins un pouvoir d’instruction sur le propriétaire.

Mise à jour du 07/12/2021 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié à La Semaine juridique édition Générale du 16 novembre 2020 (JCP G 2020, 1282) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Manadier

Les questions de frontières sont souvent celles qui causent le plus de difficultés au juriste, ainsi que l’illustre l’affaire ici étudiée.

Une association a organisé en 2012 une manifestation, supervisée par un manadier (éleveur de taureaux), consistant en un lâcher de taureaux encadrés par des cavaliers. L’un des chevaux, monté par son propriétaire, s’est emballé et a blessé un spectateur.

La cour d’appel de Nîmes, par un arrêt du 17 janvier 2019, a condamné in solidum l’association, son assureur et le manadier à réparer les préjudices subis par la victime. La condamnation du manadier a été fondée sur la responsabilité du fait des animaux au motif que le cavalier « agissait en qualité de gardian [nom donné aux gardiens de chevaux camarguais] sous les ordres et directives du manadier, lequel bénéficiait, de ce fait, d’un transfert de garde de l’animal impliquant une responsabilité de plein droit, sur le fondement de l’article 1385 [devenu l’article 1243] du code civil, pour les dommages occasionnés par le cheval ».

Le manadier, soutenant que la garde du cheval ne lui avait pas été transférée par son propriétaire, a formé un pourvoi. L’arrêt est cassé : « qu’en statuant ainsi, alors que le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde et qu’il résultait de ses propres constatations que M. Z…, propriétaire du cheval, en était également le cavalier, ce dont il résultait qu’il avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, dont la garde ne pouvait pas avoir été transférée, de ce fait, la cour d’appel a violé le texte susvisé [l’ancien article 1385 du code civil] ».

La réponse de la Cour de cassation est coiffée par un attendu de principe – ou plutôt, devrait-on dire, par un « paragraphe de principe », l’arrêt étant rédigé en style direct – qui n’est pas nouveau (V. par ex. Cass. 2e civ., 4 oct. 1962, Bull. civ. II, n° 628) et qui rappelle les trois pouvoirs qui caractérisent classiquement la garde d’une chose ou d’un animal : « La responsabilité édictée par [l’ancien article 1385 du code civil] à l’encontre du propriétaire d’un animal ou de celui qui s’en sert est fondée sur l’obligation de garde corrélative aux pouvoirs de direction, de contrôle et d’usage qui la caractérisent. » On rappellera à cet égard que les régimes de responsabilité du fait des animaux (art. 1243) et de responsabilité générale du fait des choses (art. 1242, al. 1er) sont identiques, le second ayant été construit par la jurisprudence en prenant pour modèle le premier (M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., Economica, 2016, n° 239).

Selon une jurisprudence constante rappelée par la cour d’appel, le propriétaire d’une chose ou d’un animal en est présumé gardien (Cass. req., 12 janv. 1927, DP 1927, I, p. 145, note R. Savatier). Le pouvoir d’instruction du manadier envers le cavalier est jugé insuffisant, en l’absence de lien de préposition, pour emporter un transfert de la garde du cheval entre son propriétaire et le manadier (I). La Cour de cassation ajoute que le cavalier, parce qu’il conservait « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, en demeurait gardien, quand bien même le pouvoir de direction aurait-il été transféré au manadier (II).

I. Le transfert de la garde exclu du fait de l’absence de lien de préposition

Si le principe d’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien, que la Cour de cassation refuse d’étendre, est classique (A), l’exclusion de tout lien de préposition entre le manadier et le gardien apparaît en revanche surprenante (B).

A. Le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé

La Cour de cassation juge de longue date que sont incompatibles les qualités de préposé et de gardien d’une chose (Cass. civ., 27 avr. 1929, DP 1929, 1, p. 129, note G. Ripert ; Cass. 2e civ., 1er avr. 1998, n° 96-17.903) ou d’un animal (Rep. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des animaux » par J. Julien, oct. 2018, n° 22). La portée de ce principe est large. D’une part, lorsque la chose manipulée par le préposé appartient au commettant, le lien de préposition fait obstacle au transfert de la garde. D’autre part, lorsque la chose manipulée par le préposé n’appartient pas au commettant, mais à un tiers (Cass. crim., 27 mai 2014, n° 13-80.849) ou au préposé lui-même (Cass. 3e civ., 24 janv. 1973, n° 71-12.861), la garde en est automatiquement transférée au commettant.

Dans l’affaire ici commentée, la Cour de cassation confirme implicitement, à travers une incise, que la garde du cheval aurait été transférée au manadier si celui-ci avait été le commettant du cavalier, puisqu’elle indique que « le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ».

Selon une première explication, la raison de cette incompatibilité « se trouve dans le fait que le préposé ne disposerait pas de l’intégralité des pouvoirs caractérisant la garde, n’ayant en particulier pas de pouvoir de direction sur la chose (cette direction demeurant au commettant) : en effet, il utilise la chose conformément aux ordres et instructions qu’il a reçus » (J. Julien, op. cit., n° 21). Cette explication est fragilisée par le présent arrêt qui, nous le verrons, affirme que le transfert du seul pouvoir de direction ne suffit pas à entraîner un transfert de la garde.

Selon nous, le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction de la chose par le truchement de son préposé, concrètement par le biais des ordres qu’il lui donne. C’est donc un pouvoir de garde complet, mais médiat qu’exerce le commettant sur la chose, par l’intermédiaire de son préposé. Si le commettant peut donner des ordres au préposé quant à la direction de la chose, il peut tout autant lui donner des ordres quant à la façon de l’utiliser et de la contrôler.

L’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien peut ainsi conduire à retenir une conception juridique de la notion de garde qui est pourtant généralement conçue comme une notion matérielle (M.-A. Péano, « L’incompatibilité entre les qualités de gardien et de préposé », D. 1991, p. 51).

Par cet arrêt, la Cour de cassation fait par ailleurs une interprétation stricte du domaine d’application du principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé en refusant de l’étendre, par analogie, à des hypothèses connexes. Elle juge en effet que le « seul pouvoir d’instruction du manadier […] ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ». Seule la caractérisation d’un lien de préposition au sens juridique strict est de nature à exclure la qualité de gardien du subordonné.

Il est tentant de transposer cette solution à la responsabilité du fait d’autrui des associations sportives fondée sur l’article 1242, alinéa 1er, du code civil. Bien que ces associations disposent d’une forme de pouvoir d’instruction sur leurs membres lors des manifestations sportives, les arrêts fondateurs de 1995 reposent sur un refus d’assimiler ce pouvoir d’instruction à un lien de préposition (Cass. 2e civ., 22 mai 1995, nos 92-21.197 et 92-21.871, JCP G 1995, II, 22550, note C. Mouly ; RCA 1995, chron. 36, note H. Groutel ; RTD civ. 1995, p. 899, obs. P. Jourdain). Il est donc possible de considérer que les qualités de gardien d’une chose et de membre d’une association sportive ne sont pas incompatibles, de sorte qu’il n’y a pas de transfert au profit de l’association de la garde des choses utilisées par ses membres : ballons, raquettes, etc.

La caractérisation d’un lien de préposition est donc déterminante. La Cour de cassation entretient pourtant la confusion quant aux critères de qualification.

B. L’exclusion d’un lien de préposition occasionnel entre le manadier et le cavalier

La cour d’appel de Nîmes a considéré que le manadier n’était pas le commettant du gardian. Cette conclusion apparaît pourtant incompatible avec ses prémisses : il revenait « au manadier d’établir le parcours de l’abrivado, de sélectionner […] les cavaliers, de leur assigner la place qui convient dans l’escorte » et le gardian agissait « sous les ordres et directives du manadier ». La Cour de cassation fait quant à elle référence au « pouvoir d’instruction » du manadier. Ces éléments correspondent en tout point au rapport d’autorité qui caractérise classiquement le lien de préposition (A. Bénabent, Droit des obligations, 18e éd., LGDJ, 2019, n° 570).

Selon une formule que l’on retrouve dans plusieurs arrêts, « le lien de subordination […] suppose essentiellement que [les commettants] ont le droit de faire acte d’autorité en donnant à leurs préposes des ordres ou des instructions sur la manière de remplir, à titre temporaire ou permanent, avec ou sans rémunération, fût-ce en l’absence de tout louage de services, les emplois qui leur ont été confiés pour un temps et un objet déterminés » (Cass. crim., 7 nov. 1968, n° 68-90.118). Le lien de préposition peut ainsi être occasionnel et exister malgré l’absence de tout contrat entre le commettant et le préposé (L. Leveneur, « Le lien de préposition », Resp. civ. et assur. 2013, dossier 12, spéc. n° 55). Existe alors une « autorité de fait […] souvent limitée à une opération éphémère » (A. Bénabent, op. cit., n° 572), comme cela semblait être le cas en l’espèce.

Plutôt que de prendre acte de l’exclusion d’un lien de préposition effectuée par la cour d’appel, la Haute juridiction aurait pu opérer une substitution de motif qui aurait permis de revenir à une solution plus orthodoxe techniquement tout en sauvant l’arrêt de la cassation (CPC, art. 620, al. 1er ; J. Boré et L. Boré, La cassation en matière civile, 6e éd., Dalloz, 2015, n° 83.81). En effet, ainsi que nous l’avons vu, la garde des choses utilisées par un préposé est automatiquement transférée à son commettant. La caractérisation d’un lien de préposition entre le manadier et le gardian aurait donc pu fonder le transfert de la garde du cheval retenu par la cour d’appel.

Peut-être faut-il voir dans cet arrêt la mise en œuvre du critère de l’activité pour le compte et dans l’intérêt d’autrui qui, selon certains auteurs, concurrencerait dans la jurisprudence le critère de l’autorité pour caractériser le lien de préposition (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 792). Ce serait parce que le préposé agit « pour le compte » du commettant que ce dernier devrait « in fine assumer les risques de son entreprise », d’autant plus qu’il « peut s’assurer en conséquence » (M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 259). En l’espèce, le gardian n’agissait pas pour le compte et dans l’intérêt du manadier puisque ce n’est pas celui-ci qui avait organisé la manifestation taurine, mais une association.

La doctrine dénonce de longue date l’absence de conception jurisprudentielle claire du lien de préposition (L. Leveneur, op. cit. ; N. Dejean de la Bâtie, Droit civil français, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, 8e éd., Librairies Techniques, 1989, n° 103). Le présent arrêt entretient malheureusement la confusion.

Une fois actés l’exclusion du lien de préposition et le refus de déduire un transfert de la garde de la seule existence d’un pouvoir d’instruction, il ne restait qu’une échappatoire pour le cavalier : démontrer un transfert matériel des pouvoirs qui caractérisent la garde. Cette éventualité est également balayée par la Cour de cassation.

II. Le transfert de la garde exclu du fait du maintien des pouvoirs d’usage et de contrôle

L’arrêt nous enseigne que le seul transfert du pouvoir de direction est insuffisant pour établir un transfert de la garde de la chose (A). Cette décomposition de la notion de garde, que l’arrêt tente de mettre en œuvre, apparaît difficilement praticable (B).

A. L’insuffisance du pouvoir de direction pour caractériser la garde

La Cour de cassation décompose son raisonnement en deux temps.

D’abord, c’est parce que le propriétaire du cheval en était également le cavalier que celui-ci avait conservé « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal. L’usage est, au sens commun du terme, « le fait de se servir de quelque chose » (Trésor de la langue française informatisé, v° « Usage ») et le contrôle correspondrait « à l’idée que le gardien a le pouvoir d’éviter que la chose cause un dommage » (Rép. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des choses inanimées » par L. Grynbaum, juin 2011, n° 175). Le cavalier est par définition celui qui se sert du cheval et il est le mieux placé, en principe, pour éviter que celui-ci cause un dommage.

Ensuite, c’est parce que le cavalier « avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal » que la garde ne pouvait avoir été transférée.

La solution apparaît cohérente, de prime abord, avec le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé à des hypothèses connexes dans lesquelles il n’y a pas de lien de préposition. En effet, la direction « représente le pouvoir de guider la chose » (L. Grynbaum, op. cit.). Si le propriétaire du cheval avait perdu son pouvoir de direction, c’était en raison du pouvoir d’instruction qu’exerçait le manadier puisqu’il revenait à ce dernier « d’établir le parcours de l’abrivado » et d’assigner aux chevaux et cavaliers « la place qui convient dans l’escorte ». Or, la Cour de cassation ayant affirmé que ce seul pouvoir d’instruction ne permettait pas de caractériser un transfert de la garde, il eût été contradictoire de déduire un tel transfert du seul constat du transfert du pouvoir de direction.

La solution peut paraître discutable si l’on considère que c’est le pouvoir de direction du commettant qui justifie l’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé (B. Waltz-Teracol, D. 2020, p. 1704). Elle apparaît moins discutable si l’on considère, comme nous l’avons fait, que cette incompatibilité se justifie par le pouvoir du commettant de donner des ordres au préposé non seulement quant à la direction de la chose, mais aussi quant à la façon d’utiliser et de contrôler celle-ci. Le préposé n’est en réalité indépendant dans l’exercice d’aucun des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, de sorte qu’il y a lieu de considérer que le réel détenteur de ces pouvoirs est, en dernière analyse, le commettant qui les exerce par le truchement des ordres qu’il donne à son préposé.

B. L’illusoire décomposition de la notion de garde

En dehors de tout rapport de préposition caractérisé par les juges, il arrive qu’une personne soit qualifiée de gardienne alors même que le pouvoir d’usage de la chose était exercé par un tiers. Il en va ainsi de la personne qui invite un tiers à cueillir des cerises dans son jardin et qui lui prête à cette fin son échelle tout en demeurant à proximité de celle-ci. La Cour de cassation juge que le propriétaire de l’échelle en « conserv[e] les pouvoirs de direction et de contrôle » de sorte qu’elle en « rest[e] gardienne » (Cass. 2e civ., 11 févr. 1999, n° 97-15.615 ; RTD civ. 1999, p. 630, obs. P. Jourdain).

Plusieurs arrêts, même s’ils ne sont pas aussi explicites, semblent pouvoir être rattachés à cette idée (Cass. 2e civ., 19 juin 2003, n° 01-17.575 ; 7 mai 2002, n° 00-14.594, D. 2003, somm. 463, obs. P. Jourdain ; Dr. et patr. 12/2002, p. 80, obs. F. Chabas ; 2 févr. 1966, Gaz. Pal. 1966, 1, 310).

Peut-on en déduire qu’en cas de division des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, la qualité de gardien est systématiquement reconnue à celui qui exerce conjointement soit les pouvoirs d’usage et de contrôle, soit les pouvoirs de direction et de contrôle, mais jamais à celui qui exerce le seul pouvoir de direction ? Ces distinctions permettraient de donner à la jurisprudence relative au transfert de la garde les apparences d’un jardin à la française, ce qu’elle n’est malheureusement pas. En effet, les notions de direction, de contrôle et d’usage demeurent bien nébuleuses. La jurisprudence ne s’est jamais risquée à les définir ; la doctrine guère plus.

Aucune tentative de distinction ne semble résister à l’analyse, a fortiori lorsque l’on ajoute à l’équation la question du lien de préposition.

En l’espèce, si le cavalier a conservé les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, on conçoit difficilement comment il pourrait avoir transféré le pouvoir de direction : il en garde nécessairement au moins une partie. Les instructions du manadier quant à la direction du cheval sont très générales et c’est le cavalier qui continue de guider précisément ce dernier.

Quant aux arrêts qui jugent que le propriétaire avait conservé les pouvoirs de contrôle et de direction de la chose tout en transférant son usage, c’est pourtant celui qui utilise matériellement la chose qui semble le mieux à même de la diriger et de la contrôler. Si le propriétaire conserve juridiquement les pouvoirs de direction et de contrôle, c’est parce qu’il peut donner des instructions à celui qui utilise la chose. Mais dans ce cas, le propriétaire n’a-t-il pas également le pouvoir de donner des instructions quant à la façon d’utiliser la chose ? Le propriétaire devrait selon nous être qualifié de commettant dans ces hypothèses, ce que la Cour de cassation n’a pas hésité à faire dans des espèces proches (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, op. cit., n° 796).

Ce flou qui entoure la notion de garde n’est pas près de s’estomper, car il sied aux magistrats. Plus les critères sont vagues, plus ils laissent la place à une certaine casuistique motivée par des considérations d’opportunité. Le législateur semble pour l’instant s’en satisfaire puisque ni le projet de réforme de la responsabilité civile de la Chancellerie de mars 2017 (art. 1243, al. 4) ni la récente proposition de loi du Sénat de juillet 2020 (art. 1242, al. 4) ne définissent les notions d’usage, de contrôle et de direction qu’ils proposent pourtant de consacrer dans la loi.

De l’appréciation de la perte de chance consécutive à un défaut d’information sur l’adéquation d’un contrat d’assurance groupe à la situation personnelle de l’emprunteur

Obs. sous Cass. 2e civ., 20 mai 2020, pourvoi n° 18-25.440 :

Un particulier a adhéré, pour garantir le remboursement d’un prêt immobilier, au contrat d’assurance groupe souscrit par la banque auprès d’un assureur afin de couvrir les risques décès, invalidité et incapacité. L’emprunteur ayant été victime d’un accident du travail, l’assureur a d’abord pris en charge les échéances du prêt avant de notifier à l’emprunteur son refus du maintien de la garantie en raison d’un taux d’incapacité fonctionnelle ne dépassant pas le minimum prévu par le contrat d’assurance. L’emprunteur assigne alors la banque en réparation de son préjudice découlant d’un manquement de celle-ci à ses devoirs d’information, de conseil et de mise en garde. La cour d’appel considère que le prêteur a effectivement manqué à son devoir de conseil, mais rejette l’action en réparation au motif que l’emprunteur ne démontre pas que, « complètement informé, il aurait contracté une autre assurance qui l’aurait couvert contre l’incapacité de travail qui lui avait été reconnue ». Elle en déduit une absence de préjudice réparable et, plus précisément, l’absence de perte d’une chance de souscrire une assurance garantissant à l’emprunteur le risque d’une incapacité totale de travail. Saisie d’un pourvoi formé par l’emprunteur, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au visa de l’ancien article 1147 du code civil :

« en statuant ainsi, alors que toute perte de chance ouvre droit à réparation, la cour d’appel, qui a exigé de l’assuré qu’il démontre que s’il avait été parfaitement informé par la banque sur l’adéquation ou non de l’assurance offerte à sa situation, il aurait souscrit, de manière certaine, un contrat mieux adapté, la cour d’appel a violé [l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016] »

Mise à jour du 07/12/2021 : Retrouvez ci-dessous mes observations sous cet arrêt, publiées à l’AJ Contrat (AJ contrat 2020, p. 385) il y a plus d’un an et désormais disponibles en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Maison

La violation par la banque de son « devoir de conseil » (expression retenue par la cour d’appel) n’était pas contestée par le pourvoi car, selon un principe posé par l’assemblée plénière et régulièrement rappelé depuis, « le banquier, qui propose à son client auquel il consent un prêt, d’adhérer au contrat d’assurance de groupe qu’il a souscrit à l’effet de garantir, en cas de survenance de divers risques, l’exécution de tout ou partie de ses engagements, est tenu de l’éclairer sur l’adéquation des risques couverts à sa situation personnelle d’emprunteur, la remise de la notice ne suffisant pas à satisfaire à cette obligation » (Cass. ass. plén., 2 mars 2007, n° 06-15.267 ; D. 2007, 985, note S. Piedelièvre; ibid.  863, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2008. 127, obs. H. Groutel ; ibid. 880, obs. R. Martin ; JCP  2007, II, 10098, note A. Gourio ; ibid., I, 158, n° 6, obs. Ph. Simler ; JCP E 2007, 1375, note D. Legeais ; RGDA 2007, 397, note J. Kullmann ; RDI 2007, 319, obs. L. Grynbaum ; RDC 2007, 750, obs. G. Viney ; à propos de l’autonomie de l’obligation d’éclairer du banquier par rapport aux obligations d’information, de mise en garde et de conseil, V. P. Pailler, « Précisions sur les obligations d’information du banquier souscripteur d’une assurance de groupe », D. 2016. Chron. 953). Or, en l’espèce, le prêteur s’était contenté de remettre à l’emprunteur une notice d’information.

La nature contractuelle de la responsabilité du prêteur, que l’on déduit du visa de l’arrêt, est également classique. Les obligations précontractuelles d’information (au sens large) du banquier ont été construites et façonnées par la jurisprudence et celle-ci, faute de fondement textuel plus adapté, a rattaché artificiellement ces obligations au contrat. Ce rattachement est critiqué par la doctrine tant on peine à concevoir comment une obligation précontractuelle d’information pourrait trouver sa source dans un contrat qui n’existe pas encore au moment où elle a vocation à être exécutée (B. Fages, Droit des obligations, 6e éd., LGDJ, 2016, n° 99). L’ordonnance du 10 février 2016, qui n’était pas applicable en l’espèce, pourrait faire évoluer la jurisprudence sur ce point. Il semble peu probable que les obligations d’information du banquier d’origine jurisprudentielle soient rattachées au nouvel article 1112-1 du code civil, l’obligation précontractuelle d’information générale qu’il fonde étant trop corsetée. En effet, cette nouvelle obligation légale ne s’impose qu’à « celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre » (al. 1er), alors que l’obligation du banquier d’éclairer l’emprunteur lui impose de se renseigner sur les besoins de son client pour pouvoir informer celui-ci du caractère adapté ou non de l’assurance proposée (D. Legeais, J.-Cl. Commercial, Fasc. 344, Assurance de groupe, oct. 2016, n° 13). Le banquier ne peut donc pas exciper de son ignorance pour prétendre échapper à son obligation. En revanche, il est possible que la Cour de cassation trouve dans le nouvel article 1104 du code civil un nouveau fondement textuel aux obligations d’information du banquier. Selon cette disposition, les contrats doivent être négociés et formés de bonne foi. Cela permettrait de conférer une nature extracontractuelle plus orthodoxe à la responsabilité du banquier en cas de manquement à ses obligations précontractuelles d’information, même si un tel changement de nature de la responsabilité n’affecterait probablement pas son régime. Philippe le Tourneau relevait en effet, il y a trois décennies de cela, que le droit des responsabilités professionnelles jouit d’une certaine autonomie qui « permet de dépasser les obsolètes oppositions du droit civil et du droit commercial, de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle » (« Les professionnels ont-ils du cœur ? », D. 1990. Chron. 21).

1. L’existence d’une perte de chance. La faute et la nature de la responsabilité n’étant pas contestées, c’est l’existence de la perte d’une chance, c’est-à-dire de « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » selon la définition jurisprudentielle classique (V. par ex. Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674, JCP G 2007, II, 10181, note F. Ferrière ; ibid., I, 115, n° 2, obs. Ph. Stoffel-Munck ; RDC 2007, 266, obs. D. Mazeaud), qui l’était.

Sur ce point, la motivation de la cour d’appel de Lyon paraît surprenante. Celle-ci reprochait à l’emprunteur de ne pas démontrer que, « complètement informé, il aurait contracté une autre assurance qui l’aurait couvert contre l’incapacité de travail qui lui avait été reconnue ». Or, si l’emprunteur était parvenu à apporter cette preuve, ce n’est pas d’une simple perte de chance d’éviter le préjudice dont il aurait pu obtenir réparation (soit d’une fraction de son préjudice), mais de l’intégralité de son préjudice. En effet, s’il est certain que, dûment informé, l’emprunteur aurait contracté une assurance le couvrant contre l’incapacité de travail, alors on n’est plus en présence de la disparition d’une simple « éventualité » favorable. Ce fonctionnement classique de la notion de perte d’une chance a été illustré notamment par la célèbre affaire Perruche. Pour rappel, dans cette espèce, une femme enceinte avait décidé de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG) en cas d’atteinte rubéolique et elle n’avait pas pu exercer ce choix en raison d’une erreur de diagnostic médical ayant empêché la détection de la maladie. Dès lors qu’il était certain que la mère aurait eu recours à une IVG si elle avait été informée que le fœtus était atteint par la rubéole, son préjudice ne pouvait pas être une simple perte de chance : tous les préjudices découlant du dommage devaient être réparés (Cass. ass. plén., 17 nov. 2000, n° 99-13.701 ; D. 2001, 332, note D. Mazeaud et note P. Jourdain ; ibid. somm. 2796, obs. F. Vasseur-Lambry ; JCP G 2000, II, 10438, rapp. P. Sargos, concl. contraires J. Sainte-Rose, note F. Chabas ; Gaz. Pal. 2001, 37, note J. Guigue ; Dr. fam. 2001, n° 11, note P. Murat ; CCC 2001, n° 39, note L. Leveneur ; RTD civ. 2001, 103, obs. J. Hauser ; ibid. 149, obs. P. Jourdain ; ibid. 226, obs. R. Libchaber). La cour d’appel de Lyon a donc déplacé l’objet de la preuve : alors que l’emprunteur prétendait prouver la perte d’une simple chance, la cour d’appel a exigé qu’il démontre que, dûment informé, il aurait avec certitude contracté une autre assurance.

La cassation est donc logique. Il restera toutefois à l’emprunteur à démontrer devant la cour d’appel de renvoi qu’il a réellement perdu une chance de souscrire à une assurance plus adaptée. Sur ce point, la deuxième chambre civile guide la cour de renvoi en précisant que « toute perte de chance ouvre droit à réparation ». On se souvient en effet que la première chambre civile, après avoir jugé que « la perte certaine d’une chance même faible est indemnisable » (Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439 ; D. 2013. 619, obs. I. Gallmeister, note M. Bacache ; JCP  2013, II, 1291, n° 1, obs. Ph. Stoffel-Munck ; RCA 2013, comm. 108, F. Leduc ; Gaz. Pal. 23 avr. 2013, 14, A. Guégan-Lécuyer ; RTD civ. 2013, 380, obs. P. Jourdain), avait paru revenir sur cette solution en exigeant que la chance perdue soit « raisonnable » (Civ. 1re, 30 avr. 2014, deux espèces, n° 13-16.380, AJ fam. 2014, 570, obs. S. Thouret, et n° 12-22.567, RCA 2014. comm. 215, obs. F. Leduc ; JCP  2014, 1381, note J.-S. Borghetti ; D. 2015, 124, obs. Ph. Brun ; Civ. 1re, 25 nov. 2015, n° 14-25.109). La première chambre civile a fini par réaffirmer la solution de 2013 en jugeant que « toute perte de chance ouvre droit à réparation », « même minime » (Civ. 1re, 12 oct. 2016, n° 15-23.230 ; D. 2016, 46, note J. Traullé ; ibid. 24, obs. Ph. Brun ; RDC 2017, 27, note J.-S. Borghetti), ce que la deuxième chambre civile confirme par le présent arrêt. Il faut toutefois garder à l’esprit qu’au-delà de ces principes dont la bonne application est contrôlée par la Cour de cassation, la détermination du quantum de la chance perdue ne peut être qu’abandonnée au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ;  ces derniers conservent donc, par ce biais, une marge de manœuvre considérable.

2. La preuve de la perte de chance. Comment l’emprunteur peut-il prouver qu’il a perdu une chance, même minime, de souscrire à une assurance plus adaptée ? Il ressort de la jurisprudence que l’emprunteur doit démontrer la réunion de deux critères.

Le premier critère est objectif : l’emprunteur avait-il la possibilité de souscrire à une assurance plus adaptée à sa situation ? Cela implique, d’une part, que l’emprunteur avait les moyens financiers de souscrire à une assurance offrant une meilleure couverture (les primes étant en principe plus élevées) et, d’autre part, qu’il existait sur le marché des assureurs qui, compte tenu de la situation personnelle de l’emprunteur, auraient pu lui proposer une assurance plus complète que l’assurance groupe à laquelle il a souscrit. La jurisprudence est pour le moins instable sur ce point. Ainsi, dans une affaire où un emprunteur reprochait à la banque de ne pas lui avoir conseillé de souscrire à une assurance couvrant le risque de perte totale irréversible d’autonomie et d’incapacité de travail au-delà de 65 ans, la cour d’appel avait conclu à l’absence de perte de chance au motif que l’emprunteur ne démontrait « pas qu’il aurait pu obtenir d’un autre assureur une garantie de ce type au-delà de l’âge de 65 ans, compte tenu du risque important de survenance d’une maladie invalidante à cette période de la vie ». La chambre commerciale a jugé ce motif « impropre à exclure toute probabilité de réalisation de la perte de chance invoquée » (Com. 13 janv. 2015, n° 13-24.026, inédit). Quelques mois plus tard, dans une espèce très similaire où une cour d’appel avait adopté une motivation quasiment identique, la chambre commerciale rejette cette fois le pourvoi (Com. 1er déc. 2015, n° 14-22.134). Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt ici commenté, l’emprunteur reprochait à la banque de ne pas l’avoir informé de la méthode de calcul de l’incapacité de travail prévue par le contrat d’assurance, qui ne se basait pas sur la seule notion d’incapacité de travail reconnue par la sécurité sociale, mais qui pondérait ce critère de l’incapacité professionnelle par un critère d’incapacité fonctionnelle. La cour d’appel de Lyon a retenu que « les assurances ne couvrent pas l’incapacité de travail dans les termes de l’incapacité reconnue par la sécurité sociale ». Autrement dit, il n’y aurait pas d’alternative à cette méthode de calcul sur le marché des assurances. Il est pourtant douteux que cette constatation suffise à écarter l’existence d’une perte de chance dans la mesure où l’emprunteur peut toujours souscrire à une assurance qui couvre le risque d’un taux d’incapacité fonctionnelle plus faible.

Le second critère est subjectif : s’il existait sur le marché une assurance plus adaptée à la situation de l’emprunteur et que celui-ci avait les moyens d’y souscrire, l’emprunteur doit encore démontrer qu’il aurait pu avoir la volonté de souscrire à cette autre assurance s’il avait été dûment informé de l’inadéquation du contrat d’assurance groupe à sa situation. En effet, plus les risques couverts par l’assurance sont importants, plus les primes sont élevées et si l’emprunteur, par exemple, avait fait savoir qu’il ne souhaitait pas payer des primes supérieures à un certain montant, cela pourrait être de nature à exclure toute perte de chance. Il a ainsi pu être jugé, dans une autre affaire, qu’il revient aux emprunteurs de rapporter la preuve que, « dûment informés, ils auraient eu la volonté et les moyens de souscrire une assurance plus complète, nécessairement plus coûteuse, alors même qu’ils n’ont pas entendu s’assurer contre le risque de chômage » (Civ. 1re, 29 juin 2016, n° 15-17.502, inédit ; RD bancaire et fin. 2016, comm. 201, obs. J. Djoudi). L’analogie avec l’affaire Perruche est, ici encore, possible. La mère avait légalement la possibilité de faire pratiquer une IVG, mais si elle avait déclaré, pendant sa grossesse, être contre toute IVG par principe, alors elle n’aurait pas pu se prévaloir d’une perte de chance de faire pratiquer une IVG en raison des fautes commises par les professionnels de santé.

Pour illustrer la mise en œuvre de ces deux critères, on peut renvoyer par exemple à un arrêt de la chambre commerciale du 10 mars 2015 (n° 14-10.712, inédit) : l’existence d’une perte de chance y a été exclue, car les emprunteurs n’avaient pas démontré « qu’un autre assureur aurait accepté de garantir le risque lié à [la] pathologie au regard des antécédents avérés, graves et répétés [critère objectif] et que, s’ils avaient trouvé un assureur consentant à les garantir, ils auraient accepté le surcoût nécessairement appliqué par cette autre compagnie [critère subjectif] ».

À retenir : Lorsque la banque manque à son obligation d’éclairer l’emprunteur sur l’adéquation des risques couverts par l’assurance groupe à sa situation personnelle, l’emprunteur ne doit pas prouver qu’il aurait souscrit, de manière certaine, un contrat mieux adapté s’il avait été parfaitement informé. Celui-ci doit simplement établir qu’il a perdu une éventualité favorable, c’est-à-dire qu’il aurait pu, s’il avait été dûment informé, souscrire une assurance plus adaptée. La deuxième chambre civile confirme par ailleurs que « toute perte de chance ouvre droit à réparation », même minime.


Thèse « L’acte juridique irrégulier efficace, Contribution à la théorie de l’acte juridique »

Ma thèse vient de paraître dans la collection « Bibliothèque de droit privé » de l’éditeur LGDJ. Celle-ci est disponible dès maintenant sur Internet et en librairie ; elle peut également être consultée dans certaines bibliothèques universitaires.

Thèse L'acte juridique irrégulier efficace - Clément François

La thèse, dirigée par le professeur Thierry Revet, a été soutenue à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, le 28 novembre 2017, devant un jury composé des professeurs Gaël Chantepie, Daniel Mainguy, Judith Rochfeld, Thierry Revet et Yves-Marie Serinet, que je remercie de nouveau. Elle a été actualisée à l’occasion de sa publication.

Résumé de la thèse : Les actes juridiques sont définis par la loi comme des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Certaines de ces manifestations de volonté sont contraires à une règle qui s’imposait à leurs auteurs et produisent néanmoins tout ou partie de leurs effets de droit. Font partie de cette catégorie, notamment : la rétractation d’une offre de contracter par le pollicitant avant le délai prévu ; le contrat conclu sans pouvoir par un mandataire apparent ; les actes de procédure entachés d’une irrégularité de forme, mais qui ne causent aucun grief ; les actes affectés d’une cause d’invalidité pour lesquels l’action en nullité et l’exception de nullité sont définitivement neutralisées ; les actes irréguliers sanctionnés par une nullité partielle ou non rétroactive, comme le contrat de société ou le mariage putatif, etc. La présente étude propose de saisir ces phénomènes de façon unitaire par un nouveau concept : l’acte juridique irrégulier efficace.

L’objet étudié met en lumière certaines insuffisances de la théorie civiliste de l’acte juridique, qui peut être utilement précisée à l’aide de la théorie normativiste du droit. En recourant à un autre concept, celui de norme habilitante, une théorie de l’efficacité et du contrôle de régularité des actes juridiques est ainsi proposée. Les motifs politiques pour lesquels certains actes irréguliers ne sont pas sanctionnés par l’inefficacité et les sanctions alternatives du droit positif sont ensuite analysés. Enfin, le pouvoir de décider d’écarter la sanction de l’inefficacité et les techniques juridiques par lesquelles il s’exerce formellement sont étudiés à la lumière de la théorie réaliste de l’interprétation et de la théorie des contraintes juridiques.

Références : Clément François, L’acte juridique irrégulier efficace, Contribution à la théorie de l’acte juridique, préf. Thierry Revet, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit privé, t. 598, ISBN 978-2-275-07608-8, 590 pages.

Prix de thèse de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, prix de thèse de la Revue des contrats, prix Ripert de la Chancellerie des universités de Paris.

Parution du « Cours de droit des obligations 2020 »

La deuxième édition du Cours de droit des obligations, que j’ai rédigée avec Garance Cattalano, vient de paraître aux Éditions IEJ Jean Domat.

Ce manuel s’adresse spécifiquement aux étudiants qui préparent l’examen d’entrée au CRFPA. La matière y est enseignée dans l’optique de la réalisation d’un cas pratique. Le manuel présente ainsi le droit positif de manière synthétique, ce qui permet de balayer un programme très vaste (droit des contrats, responsabilité civile, régime général de l’obligation et droit de la preuve) dans un format relativement contenu, 707 pages. Les débats doctrinaux et les données historiques, qu’il est rarement nécessaire de mobiliser dans le cadre de l’épreuve de droit des obligations de l’examen d’entrée au CRFPA, ne sont évoqués que ponctuellement lorsque cela apparaît indispensable, par exemple lorsque l’interprétation d’une disposition légale ou d’un arrêt est discutée.

Le manuel est agrémenté de nombreux schémas et tableaux pour faciliter la compréhension et le travail de révision.

Cours de droit des obligations 2020 CRFPA couverture

L’ouvrage est disponible dès maintenant dans la librairie en ligne de l’université et dans les librairies partenaires. Les étudiants qui s’inscrivent à la préparation CRFPA estivale de l’IEJ de Paris 1 recevront par ailleurs un exemplaire de ce manuel, inclus dans leurs frais d’inscription.

Ce manuel s’inscrit dans la collection « CRFPA » des Éditions IEJ Jean Domat que j’ai eu le plaisir de diriger cette année encore. Les dix ouvrages de cette collection sont désormais disponibles dans leur deuxième édition :

  • C. François et G. Cattalano, Cours de droit des obligations 2020, 707 pages, ISBN 978-2-38041-010-5
  • P. Brunet, I. Lamouri et D. Soldini, Cours de droit administratif 2020, 403 pages, ISBN 978-2-38041-011-2
  • J. Houssier, J. Laurent, F. Masson, M. Saulier et F. Viney, Cours de droit civil 2020, 689 pages, ISBN 978-2-38041-012-9
  • R. Dalmau, M. Houssin, F.-X. Lucas et P. Rubellin, Cours de droit des affaires 2020, 675 pages, ISBN 978-2-38041-013-6
  • É. Farnoux, C. Prieto, L. Rass-Masson et S. Robin-Olivier, Cours de droit international et européen 2020, 477 pages, ISBN 978-2-38041-014-3
  • N. Jeanne, É. Letouzey et P.-J. Delage, Cours de droit pénal 2020, 635 pages, ISBN 978-2-38041-015-0
  • A. Fabre, F. Rosa et J. Icard, Cours de droit social 2020, 703 pages, ISBN 978-2-38041-016-7
  • P.-O. Caille, Cours de procédure administrative contentieuse 2020, 215 pages, ISBN 978-2-38041-017-4
  • L. Veyre, H. Michelin-Brachet, M. Guez et O. Sabard, Cours de procédure civile 2020, 507 pages, ISBN 978-2-38041-018-1
  • N. Jeanne, É. Letouzey et P.-J. Delage, Cours de procédure pénale 2020, 375 pages, ISBN 978-2-38041-019-8

Responsabilité du transporteur ferroviaire interne de voyageurs : exclusivité décrétée du régime européen, recul acté des droits des voyageurs

Note sous Cass. 1re civ., 11 déc. 2019, pourvoi n° 18-13.840 :

Tranchant une question d’interprétation débattue, la Cour de cassation décrète le caractère exclusif du régime de responsabilité du transporteur ferroviaire en cas de dommage corporel issu du règlement européen n° 1371/2007 du 23 octobre 2007 sans même saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. Cette substitution du régime européen au régime jurisprudentiel français de l’obligation de sécurité de résultat emportera plusieurs conséquences défavorables aux victimes dont la première est actée par l’arrêt du 11 décembre 2019 : la faute de la victime ne présentant pas les caractères de la force majeure redevient une cause exonératoire du transporteur.

Mise à jour du 01/02/2021 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié au Recueil Dalloz (D. 2020, p. 188) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Train

1.- En l’espèce, le 3 juillet 2013, une personne munie d’un titre de transport a été victime d’un écrasement du pouce à la suite de la fermeture d’une porte automatique du train dans lequel elle se trouvait. Elle a assigné la SNCF en réparation de ses préjudices.

Pour obtenir une exonération partielle de sa responsabilité, la SNCF invoquait l’existence d’une faute d’imprudence de la victime sur le fondement de l’article 26, § 2, b), de l’annexe I du règlement CE n° 1371/2007 du 23 octobre 2007 selon lequel le transporteur ferroviaire est déchargé de sa responsabilité « dans la mesure où l’accident est dû à une faute du voyageur ».

2.- La cour d’appel d’Aix-en-Provence, par un arrêt du 21 décembre 2017[1], a néanmoins déclaré la SNCF entièrement responsable en refusant de prendre en compte la faute simple de la victime. Pour justifier l’absence d’exonération partielle, la cour d’appel avait retenu que l’article 11 dudit règlement posait « un principe général de responsabilité du transporteur ferroviaire au-dessous duquel les États membres ne peuvent légiférer ». En effet, cet article prévoit que le régime européen de responsabilité des transporteurs ferroviaires s’applique « sans préjudice du droit national octroyant aux voyageurs une plus grande indemnisation pour les dommages subis ». Or, selon un principe dégagé par la Cour de cassation en 2008, « le transporteur ferroviaire, tenu envers les voyageurs d’une obligation de sécurité de résultat, ne peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant la faute d’imprudence de la victime que si cette faute, quelle qu’en soit la gravité, présente les caractères de la force majeure[2] ». La cour d’appel en a déduit que le régime du règlement européen devait être écarté au profit du droit français de la responsabilité civile plus favorable à la victime en ce qu’il ne permet pas l’exonération partielle du transporteur en cas de faute simple du voyageur.

3.- Contestant cette interprétation de l’article 11 du règlement, la SNCF s’est pourvue en cassation. Selon elle, « il résulte de cette disposition d’harmonisation maximale que le droit interne n’a pas vocation à se substituer au régime de responsabilité instauré par le règlement, mais seulement à le compléter lorsqu’il permet une plus grande indemnisation, c’est-à-dire au seul stade de l’évaluation du dommage ».

4.- La première chambre civile de la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel au visa des articles 11 du règlement du 23 octobre 2017 et 26 de son annexe I, L. 2151-1 du code des transports et 1147 ancien du code civil. Selon la Haute juridiction, il résulte des trois premiers de ces textes que « le transporteur ferroviaire peut s’exonérer de sa responsabilité envers le voyageur lorsque l’accident est dû à une faute de celui-ci, sans préjudice de l’application du droit national en ce qu’il accorde une indemnisation plus favorable des chefs de préjudices subis par la victime ». « En conséquence », poursuit la Cour de cassation, « il y a lieu de modifier la jurisprudence » empêchant le transporteur ferroviaire de s’exonérer partiellement de sa responsabilité.

5.- Cet arrêt du 11 décembre 2019 fera date en ce qu’il décrète le caractère exclusif du régime européen de responsabilité des transporteurs ferroviaires de personnes en cas de dommage corporel (I). Cette solution inédite conduit la Cour de cassation à admettre de nouveau l’exonération partielle de la SNCF en cas de faute du voyageur ne présentant pas les caractères de la force majeure ; elle entraînera également un certain nombre d’autres conséquences défavorables aux victimes (II).

I. Le principe de l’application exclusive du régime européen

6.- Le règlement n° 1371/2007 du 23 octobre 2007 instaure au sein de l’Union européenne un régime de responsabilité des transporteurs ferroviaires en cas de dommage causé aux voyageurs ou à leurs bagages. La particularité de ce régime est qu’il est défini en grande partie par renvoi à certaines dispositions, reproduites en annexe du règlement, de la convention relative aux transports internationaux ferroviaires (COTIF) du 9 mai 1980 dans sa version modifiée par le protocole de Vilnius du 3 juin 1999. Cette convention a instauré des règles uniformes concernant le contrat de transport international ferroviaire des voyageurs et des bagages (RU-CIV). Le règlement de 2007, en reprenant certaines de ces règles, a étendu leur champ d’application aux transports internes aux États membres à compter du 3 décembre 2009[3].

7.- Dès l’adoption de ce règlement, la doctrine s’est interrogée sur son articulation avec les régimes nationaux de responsabilité qui régissaient jusqu’à lors les transports internes. La Cour de cassation, par cet arrêt du 11 décembre 2019, rejette clairement toute option au profit de la victime (A) et confère par conséquent un caractère exclusif au régime européen (B).

A. L’option écartée

8.- La clé de l’articulation entre le nouveau régime européen de responsabilité et les régimes nationaux réside dans l’article 11 du règlement : « Sous réserve des dispositions du présent chapitre, et sans préjudice du droit national octroyant aux voyageurs une plus grande indemnisation pour les dommages subis, la responsabilité des entreprises ferroviaires relative aux voyageurs et à leurs bagages est régie par le titre IV, chapitres I, III et IV, ainsi que les titres VI et VII de l’annexe I. » L’ambiguïté de cette disposition a été dénoncée par la doctrine française[4] : que faut-il entendre par la formule « sans préjudice du droit national octroyant aux voyageurs une plus grande indemnisation pour les dommages subis » ?

Selon une première interprétation, favorable aux victimes, les régimes nationaux de responsabilité peuvent cohabiter avec le régime européen dès lors qu’ils aboutissent à octroyer aux voyageurs une plus grande indemnisation. Ainsi, en l’espèce, le régime jurisprudentiel français de l’obligation de sécurité de résultat ne ménageait aucune possibilité d’exonération partielle pour la SNCF, contrairement au régime de responsabilité issu du règlement européen (art. 26, § 2, b). En ce sens, il est possible d’affirmer que le régime français de la responsabilité contractuelle aurait permis d’« octroyer au voyageur une plus grande indemnisation pour les dommages subis » et donc que l’article 11 du règlement offrait une option à la victime entre le droit européen et le droit national.

Au soutien de cette interprétation de l’article 11 du règlement, la cour d’appel d’Aix-en-Provence avait retenu deux arguments. D’abord, un argument téléologique : selon son préambule, le règlement a pour finalité de « sauvegarder les droits des voyageurs ferroviaires » et de fixer « un niveau élevé de protection des consommateurs dans le domaine des transports » (considérants 1 à 3) ; le régime de responsabilité du règlement ne constituerait donc qu’un plancher en-deçà duquel les États membres ne peuvent légiférer. Ensuite, la cour d’appel a eu recours à un argument exégétique : si l’on suppose que le législateur européen est rationnel – postulat de toute interprétation exégétique[5] –, pourquoi aurait-il précisé à l’article 11 du règlement que le droit national se substitue, lorsqu’il est plus favorable, aux dispositions des RU-CIV en matière de détermination et d’évaluation des préjudices réparables, alors que les articles 29 et 30 des RU-CIV, reproduits en annexe du règlement européen, renvoient déjà au droit national en matière de détermination et d’évaluation des préjudices réparables ? En effet, selon l’article 29, « le droit national détermine si, et dans quelle mesure, le transporteur doit verser des dommages-intérêts pour des préjudices corporels autres que ceux prévus aux articles 27 et 28 ». Selon l’article 30, § 2, « le montant des dommages-intérêts à allouer en vertu du paragraphe 1 est déterminé selon le droit national ». L’argument est convaincant : la seule interprétation qui permet de conférer un réel effet à la formule qui figure en incise à l’article 11 du règlement est celle qui conduit à accorder une option au voyageur entre le régime européen et les éventuels régimes nationaux plus favorables. L’interprétation alternative conduit à rendre cette incise superfétatoire par rapport aux articles 29 et 30, § 2, de l’annexe I du règlement.

9.- En l’absence d’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sur cette question, l’ambiguïté de l’article 11 permettait donc à la Cour de cassation de retenir cette interprétation[6] et c’est d’ailleurs celle qu’avaient retenue plusieurs auteurs[7]. En outre, l’arrêt attaqué de la cour d’appel d’Aix-en-Provence s’inscrivait dans une jurisprudence constante de celle-ci[8] et au moins trois autres cours d’appel avaient retenu cette même interprétation[9].

La première chambre civile choisit pourtant de rejeter cette interprétation. Partant, elle écarte toute option au profit de la victime entre le régime national et le régime européen : « les dispositions du règlement devaient recevoir application » ; la cour d’appel a appliqué l’ancien article 1147 du code civil ; son arrêt est donc cassé.

B. L’exclusivité décrétée

10.- La première chambre civile précise le sens de la formule de l’article 11 du règlement : le régime européen de responsabilité des transporteurs ferroviaires de personnes s’applique « sans préjudice de l’application du droit national en ce qu’il accorde une indemnisation plus favorable des chefs de préjudices subis par la victime ». Autrement dit, le droit français ne peut pas se substituer au régime européen, il peut tout au plus le compléter au stade de la détermination des préjudices réparables du voyageur et de leur évaluation. Par exemple, le droit français admet la réparation des préjudices moraux, ce qui n’est pas le cas des RU-CIV auxquelles renvoie le règlement européen[10], le voyageur peut donc invoquer le droit français pour obtenir réparation de ses préjudices moraux sur le fondement du régime de responsabilité issu du règlement. En revanche, les conditions de la responsabilité du transporteur et les causes d’exonération que celui-ci peut invoquer sont régies exclusivement par les dispositions du règlement européen.

11.- Il est surprenant que la Cour de cassation, qui a progressivement construit une obligation de sécurité de résultat très protectrice des voyageurs en matière ferroviaire[11], ait choisi de retenir l’interprétation de l’article 11 du règlement la moins favorable aux victimes. Cela surprend d’autant plus que la Cour de cassation ne manquait pas de moyens pour tenter de préserver un champ d’application le plus large possible à son régime jurisprudentiel. Elle aurait ainsi pu reprendre à son compte l’interprétation de l’article 11 du règlement qui était faite par la cour d’appel d’Aix-en-Provence et qui était partagée par une partie des juges du fond et de la doctrine. Sans aller jusque-là, la Cour de cassation aurait pu a minima saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours en interprétation, en espérant que celle-ci reconnaisse aux victimes une option entre le régime européen et les régimes nationaux plus favorables. Plus qu’un pouvoir, cette saisine était sans doute même un devoir en l’espèce. En effet, selon l’article 234 du traité CE, lorsqu’une question d’interprétation d’un règlement « est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice » d’une question préjudicielle[12]. La Cour de justice a écarté cette obligation de saisine dans trois hypothèses dont aucune ne semble présente en l’espèce : lorsqu’il n’est pas nécessaire de résoudre la difficulté d’interprétation pour trancher le litige ; lorsque la Cour de justice a déjà résolu la difficulté d’interprétation par un arrêt antérieur ou encore lorsque « l’application correcte du droit communautaire peut s’imposer avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée »[13]. Dès lors que l’interprétation rejetée par la Cour de cassation était celle retenue par au moins quatre cours d’appel et plusieurs auteurs, on peut difficilement prétendre que la solution retenue s’imposait avec une évidence telle qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable.

12.- L’interprétation retenue par la Cour de cassation compte néanmoins un certain nombre de soutiens. En effet, quelques auteurs[14] et au moins deux cours d’appel[15] s’étaient prononcés dans le sens d’une application exclusive du régime européen.

Cette solution a le mérite de tendre vers une plus grande harmonisation entre les droits des États membres, mais tel n’était pas l’objectif premier revendiqué par le législateur européen. Il apparaît singulier, selon nous, qu’un règlement édicté dans le but de « sauvegarder les droits des voyageurs ferroviaires » et de « protéger les consommateurs dans le domaine des transports »[16] puisse aboutir à un recul des droits des voyageurs en matière de réparation de leurs dommages corporels dans certains États membres comme la France.

13.- Une autre lecture de l’arrêt est possible, à l’aune de l’article L. 2151-1 du code des transports qui figure au visa. Selon certains auteurs, le règlement européen de 2007 permettait aux États membres de maintenir des régimes de responsabilité plus favorables aux voyageurs, mais c’est le législateur français qui aurait choisi, en adoptant l’article L. 2151-1 du code des transports, de conférer un caractère exclusif au régime européen[17].

L’arrêt commenté ne permet pas d’exclure cette thèse et pourrait même l’alimenter. La première chambre civile y énonce en effet que les dispositions du règlement de 2007 « sont reprises à l’article L. 2151-1 du code des transports, lequel dispose que le règlement n° 1371/2007 s’applique aux voyages et services ferroviaires pour lesquels une entreprise doit avoir obtenu une licence conformément à la directive 2012/34/UE ».

Pour autant, il est permis de ne pas être convaincu par cette interprétation de l’article L. 2151-1 du code des transports. D’abord, le fait de rappeler dans une disposition du code des transports que certains voyages sont soumis au règlement européen n’implique pas, selon nous, que le législateur français ait entendu conférer un caractère exclusif au régime de responsabilité prévu par ce règlement. En effet, l’article L. 2151-1 ne reproduit pas les dispositions du règlement, mais se contente d’y renvoyer ; or l’article 11 dudit règlement, auquel le législateur a donc renvoyé, pouvait à l’époque être interprété comme maintenant les régimes nationaux plus favorables. Ensuite, cet article du code des transports est issu de la codification à droit constant[18] de l’article 3 de la loi n° 2009-1503 du 8 décembre 2009. Cet article a été introduit par un amendement du Gouvernement dont l’exposé des motifs ne faisait aucune référence au régime de responsabilité des transporteurs ferroviaires en cas de dommage corporel[19]. Lors des débats en séance publique, le secrétaire d’État aux transports avait expliqué que « cet amendement vis[ait] à transposer [sic] dans notre droit le règlement européen sur les droits et obligations des voyageurs »[20]. Le législateur a voulu « transposer » en droit interne le règlement comme il transposerait une directive, il ne semble pas avoir voulu aller au-delà de ce que prévoit le règlement notamment en matière d’articulation avec les régimes nationaux de responsabilité. La finalité de cet amendement était simplement de déterminer l’applicabilité des dispositions non impératives du règlement de 2007 : le législateur a décidé que le règlement s’appliquerait intégralement aux entreprises ferroviaires ayant obtenu une licence européenne[21] et que seules les dispositions impératives du règlement, parmi lesquelles figurent l’article 11, s’appliqueront aux autres entreprises ferroviaires[22]. Le législateur français ne semble donc pas avoir eu la volonté, en adoptant la disposition qui figure aujourd’hui à l’article L. 2151-1 du code des transports, de conférer un caractère exclusif au régime de responsabilité issu du règlement européen.

14.- L’exclusivité du régime européen ayant toutefois été décrétée par la première chambre civile, que reste-t-il des régimes de responsabilité français qui s’appliquaient jusqu’à maintenant en matière de transport ferroviaire interne de personnes ?

De l’obligation de sécurité de résultat « à la française », il ne devrait plus rien rester ou presque. En effet, la Cour de cassation ne faisait peser cette obligation sur la SNCF qu’en matière de transport interne, uniquement vis-à-vis du voyageur disposant d’un billet et seulement pour la phase courant du moment où le voyageur commence à monter dans le train jusqu’au moment où il achève d’en descendre[23]. Or les dommages subis pendant cette phase relèvent désormais du régime européen qui couvre, selon l’article 26, § 1, de l’annexe I du règlement, les dommages « résultant de la mort, des blessures ou de toute autre atteinte à l’intégrité physique ou psychique du voyageur causé par un accident en relation avec l’exploitation ferroviaire survenu pendant que le voyageur séjourne dans les véhicules ferroviaires, qu’il y entre ou qu’il en sorte ». L’obligation de sécurité de résultat pourrait conserver un domaine d’application très résiduel en cas d’agression du voyageur par un tiers, mais cela est très incertain, ainsi que nous le verrons un peu plus bas[24].

Les régimes délictuels – responsabilité pour faute et responsabilité du fait des choses – continueraient quant à eux à s’appliquer, mais avec un champ d’application restreint. En effet, la Cour de cassation appliquait ces régimes en cas de dommage subi par un voyageur sans titre de transport, en considérant que la responsabilité contractuelle ne pouvait jouer en l’absence de contrat[25]. Or la Cour de justice de l’Union européenne juge quant à elle « qu’une situation dans laquelle un voyageur monte à bord d’un train librement accessible en vue d’effectuer un trajet sans s’être procuré de billet relève de la notion de “contrat de transport” » au sens du règlement[26]. Les régimes délictuels français verront donc probablement leur champ d’application réduits aux accidents qui surviennent avant et après l’exécution du voyage, c’est-à-dire essentiellement aux accidents de quai[27] et aux accidents de correspondance[28], ainsi potentiellement qu’aux dommages subis par les voyageurs qui se sont introduits sans billet dans un train non « librement accessible ».

Cette substitution du régime européen aux régimes français emporte un certain nombre de conséquences, toutes défavorables aux victimes.

II. Les conséquences de l’application exclusive du régime européen

15.- Le régime issu du règlement européen de 2007 apporte certains droits nouveaux aux voyageurs qui ne figuraient pas dans les régimes français de responsabilité, comme l’obligation pour le transporteur de verser une avance à la victime en cas de dommage corporel[29]. Toutefois, le fait de conférer un caractère exclusif à ce régime emporte aussi son lot d’inconvénients pour les victimes d’un accident ferroviaire interne en France, certaines dispositions du règlement constituant un recul certain des droits des victimes par rapport aux régimes français de responsabilité qui étaient jusqu’à lors applicables.

L’arrêt du 11 décembre 2019 acte le premier de ces reculs : la faute simple de la victime peut de nouveau exonérer partiellement le transporteur de sa responsabilité (A). D’autres conséquences défavorables aux victimes, non explicitées dans cet arrêt, sont à prévoir (B).

A. La faute simple de la victime de nouveau exonératoire

16.- Procédé désormais usuel depuis l’évolution du mode de rédaction de ses décisions, la Cour de cassation fait référence à sa propre jurisprudence dans l’arrêt commenté. Ainsi que nous l’avons vu, par deux arrêts très commentés de 2008 dont un de chambre mixte, la Cour de cassation avait opéré un revirement de jurisprudence en jugeant que « le transporteur ferroviaire, tenu envers les voyageurs d’une obligation de sécurité de résultat, ne peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant la faute d’imprudence de la victime que si cette faute, quelle qu’en soit la gravité, présente les caractères de la force majeure »[30]. Autrement dit, contrairement au droit commun de la responsabilité civile, la faute simple de la victime ne pouvait plus exonérer partiellement le transporteur ferroviaire de sa responsabilité découlant de la violation de son obligation de sécurité de résultat.

La Cour de cassation qualifie cette jurisprudence de « constante » alors qu’elle est issue de deux arrêts de 2008 qui n’ont à notre connaissance jamais été confirmés. Pis, deux arrêts postérieurs avaient reconnu un caractère partiellement exonératoire à la faute simple de la victime vis-à-vis d’un transporteur fluvial en matière contractuelle[31] et vis-à-vis de la SNCF en matière de responsabilité délictuelle du fait des choses[32], conduisant la doctrine à s’interroger sur une potentielle remise en cause de la jurisprudence de 2008[33]. L’arrêt du 11 décembre 2019 permet de comprendre rétrospectivement que la Cour de cassation n’avait jamais eu l’intention de revenir sur la solution dégagée en 2008 et que les deux arrêts précités se contentaient de préciser la portée de cette jurisprudence : seul le transporteur ferroviaire qui voyait sa responsabilité contractuelle recherchée sur le fondement de son obligation de sécurité de résultat ne pouvait s’exonérer partiellement.

17.- Constante ou non, cette jurisprudence, aujourd’hui, n’est plus. Selon les termes de la première chambre civile, « il y a lieu de modifier [cette] jurisprudence » puisque le régime européen, désormais seul applicable, érige la faute simple de la victime en cause partiellement exonératoire du transporteur ferroviaire (art. 26, § 2, b, de l’annexe I). La formule sous-entend que ce serait la Cour de cassation qui modifierait sa propre jurisprudence, ce qui ne semble pas totalement cohérent avec le raisonnement déployé par la Haute juridiction dans son arrêt. Selon ce raisonnement, le règlement européen substitue au régime jurisprudentiel français de l’obligation de sécurité de résultat un nouveau régime de responsabilité. Le changement du droit positif quant au caractère exonératoire de la faute simple de la victime ne résulte donc pas d’une « modification de la jurisprudence », mais plutôt de l’adoption d’un nouveau régime de responsabilité – le régime européen – qui rend caduque la jurisprudence développée sous l’empire de l’ancien régime – l’obligation de sécurité de résultat[34].

18.- On pouvait voir dans cette jurisprudence de 2008, diversement appréciée, la volonté de la Cour de cassation d’aligner le régime de responsabilité du fait des accidents ferroviaires sur le régime de responsabilité du fait des accidents de la circulation issu de la loi Badinter du 5 juillet 1985[35]. La sévérité de la jurisprudence vis-à-vis du transporteur ferroviaire, qui se manifestait également dans l’appréciation des conditions de la force majeure, conduisait à faire de la SNCF un quasi-assureur[36]. Compte tenu du monopole dont jouissait la SNCF en France et de son statut d’entreprise publique, celle-ci était en mesure d’indemniser les accidents subis par les voyageurs même s’ils ne lui étaient pas imputables moralement, en grande partie par l’endettement. Finalement, on était proche d’un régime d’indemnisation par recours à la solidarité nationale. L’ouverture progressive du marché à la concurrence[37] et l’explosion de la dette de la SNCF (de l’ordre de 50 milliards d’euros) expliquent peut-être en partie la décision de la Cour de cassation d’abandonner ce régime qui, bien que très favorable aux victimes, ne prenait guère en compte les intérêts, également légitimes, du transporteur ferroviaire.

Au-delà du retour de l’exonération pour faute simple de la victime, l’arrêt du 11 décembre 2009 devrait entraîner d’autres conséquences défavorables pour les victimes.

B. Les autres reculs des droits des victimes

19.- Si le règlement de 2007 fait peser sur le transporteur ferroviaire une responsabilité de plein droit, son régime est à certains égards moins avantageux pour les victimes que celui de l’obligation de sécurité de résultat construite par la Cour de cassation.

20.- Les causes exonératoires sont ainsi beaucoup plus généreuses pour le transporteur sous l’empire du régime européen. Non seulement la faute simple est une cause d’exonération, ainsi que nous venons de le voir, mais la force majeure est en outre admise plus largement. Celle-ci se caractérise en droit français par son extériorité, son imprévisibilité et son irrésistibilité, trois critères qui, de surcroît, étaient appréciés très restrictivement par la Cour de cassation en matière de transport ferroviaire de personnes[38]. Sous l’empire des RU-CIV, l’exonération totale est acquise s’il est démontré que l’accident a été causé par des circonstances extérieures à l’exploitation ou par le comportement d’un tiers « que le transporteur, en dépit de la diligence requise d’après les particularités de l’espèce, ne pouvait pas éviter et aux conséquences duquel il ne pouvait pas obvier » (art. 26, § 2, a et c de l’annexe I du règlement).

21.- Le régime de la prescription de l’action en réparation fondée sur le règlement est également très défavorable aux victimes. L’action est prescrite dans un délai de trois ans à compter du lendemain de l’accident (art. 60, § 1, a, de l’annexe I du règlement) contre un délai de dix ans courant à compter de la consolidation du dommage corporel pour les actions fondées sur l’obligation de sécurité de résultat du droit français (art. 2226 du code civil).

22.- Enfin, la responsabilité du transporteur en cas d’agression d’un voyageur pourrait également être affectée par cet arrêt du 11 décembre 2019. Cela dépendra de l’interprétation qui sera faite de l’article 26, § 1, de l’annexe I du règlement qui dispose que « le transporteur est responsable du dommage résultant de la mort, des blessures ou de toute autre atteinte à l’intégrité physique ou psychique du voyageur causé par un accident en relation avec l’exploitation ferroviaire ». L’agression d’un voyageur par un autre dans un train peut-elle être qualifiée « d’accident » et, le cas échéant, cet accident est-il « en relation avec l’exploitation ferroviaire » ? Les avis sur le sujet sont partagés[39].

Si la réponse est positive, alors il résulte de cet arrêt du 11 décembre 2019 que la victime devra nécessairement fonder son action sur le régime du règlement européen avec les inconvénients que nous venons d’exposer. Mais si la réponse est négative, alors une nouvelle difficulté d’interprétation devra être résolue avec deux solutions envisageables. Selon la première branche de l’alternative, le transporteur ne pourra voir sa responsabilité engagée puisque le règlement est d’application exclusive et qu’on l’interprète comme excluant la responsabilité du transporteur en cas d’agression du voyageur[40]. Cela constituerait un recul considérable des droits des voyageurs puisque la jurisprudence de la Cour de cassation leur était très favorable en cas d’agression, le fait du tiers étant très rarement considéré comme un cas de force majeure[41]. Selon une seconde branche de l’alternative, le règlement de 2007 pourrait être interprété comme excluant de son champ d’application les agressions, l’obligation de sécurité de résultat du droit français conserverait alors un champ d’application résiduel sur ce point.


[1] 10e ch., n° 16/16014.

[2] Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008, n° 06-12.307 ; D. 2008, p. 3079, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2009, p. 461, note G. Viney ; ibid., pan. 972, obs. H. Kenfack ; ibid. 2010., pan. 49, obs. O. Gout ; JCP G 2008, II 10011, obs. P. Grosser ; ibid. 2009, I 123, n° 12, obs. P. Stoffel-Munck ; Gaz. Pal. 2009, p. 491, avis M. Domingo, note P. Oudot ; RCA 2009, n° 4, obs. S. Hocquet-Berg ; RLDC 2009/56, n° 3415, note J. Julien ; RTD civ. 2009, p. 129, obs. P. Jourdain ; RDC 2009. 487, obs. T. Génicon. V. aussi Cass. 1re civ., 13 mars 2008, n° 05-12.551 ; D. 2008, AJ 920, obs. I. Gallmeister ; ibid., chron. C. cass. 2363, n° 7, obs. C. Creton ; ibid. pan. 2894, obs. P. Brun ; ibid. 2009, pan. 972, obs. H. Kenfack ; JCP G 2008, actu. 219, obs. M. Brusorio-Aillaud ; ibid. II 10085, note P. Grosser ; ibid., I 186, n° 8, obs. P. Stoffel-Munck ; CCC 2008, n° 173, obs. L. Leveneur ; RCA 2008, étude n° 6, note S. Hocquet-Berg ; ibid., n° 159, obs. F. Leduc ; LPA 6 août 2008, note C. Quezel-Ambrunaz ; RTD civ. 2008, p. 312, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2008, p. 843, obs. B. Bouloc.

[3] L’entrée en vigueur de certaines dispositions du règlement pouvait être retardée par les États membres, mais ce n’est pas le cas des dispositions relatives à la responsabilité du transporteur en cas de dommage aux voyageurs ou aux bagages. Celles-ci sont entrées en vigueur dès le 3 décembre 2009 (art 2, § 3, du règlement), ainsi que le rappelle la Cour de cassation dans son arrêt.

[4] P. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats 2018-2019, 5e éd., Dalloz, n° 3314.24 par C. Bloch ; S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, Droit du transport de passagers, Larcier, 2006, n° 99.

[5] M. Troper, La philosophie du droit, 4e éd., PUF, coll. Que sais-je ?, 2015, p. 60.

[6] Ainsi, selon Cyril Boch, la formule ambiguë de l’article 11, « interprétée de façon compréhensive, […] est de nature à permettre à notre droit interne actuel de se maintenir » (op. cit.) de sorte que « rien n’oblige la Cour de cassation à revoir sa position » (obs. sous Cass. 1re civ., 13 mars 2008, JCP G 2015, doctr. 1409).

[7] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, Droit du transport de passagers, Larcier, 2006, n° 99 et 103 ; S. Piedelièvre et D. Gency-Tandonnet, Droit des transports : transports terrestres, aériens et maritimes, LexisNexis, 2013, n° 457, 473 et 474 ; C. Paulin, « Règlement relatif aux droits et obligations des voyageurs ferroviaires », Rev. dr. transp. 2008, comm. 25. V. aussi J. Knetsch, « Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ? », D. 2019, p. 138, pour qui « les règles de responsabilité actuelles […] du code civil […] ne sont applicables que sur renvoi exprès ou, en cas de transport interne, dans la mesure où une disposition s’avère plus favorable pour le demandeur ».

[8] Aix-en-Provence, 1re et 6e ch. réunies, 5 sept. 2019, n° 18/11198 ; 10e ch., 2 juin 2016, n° 15/08384 ; 10e ch., 10 sept. 2015, n° 14/12200.

[9] Angers, ch. civ. A, 6 mars 2018, n° 16/00131 ; V. Douai, 3e ch., 22 juin 2017, n° 16/03119 ; Dijon, 1re ch. civ., 20 juin 2017, n° 15/02242.

[10] Art. 27 et 28 de l’annexe I du règlement.

[11] S. Piedelièvre et D. Gency-Tandonnet, op. cit., n° 455 et 456.

[12] Rép. civ. Dalloz, v° Renvoi préjudiciel, n° 117 et s.

[13] CJCE, 6 oct. 1982, CILFIT c/ Ministère de la santé, aff. 283/81, Rec. 3415, point 16.

[14] V. par ex. P. Delebecque, Énergie – Env. – Infrastr. 2016, comm. 48.

[15] Poitiers, 1re ch. civ., 8 avr. 2016, n° 14/04688. Également en ce sens, mais moins explicite, V. Paris, pôle 2, ch. 3, 9 mai 2016, n° 14/20974.

[16] Considérants 1 et 2 du règlement.

[17] C. Paulin, note sous Cass. 1re civ., 16 avr. 2015, Gaz. Pal. 4 juin 2015, n° 226h7, p. 17. Dans le même sens, V. les obs. de P. Jourdain sous le même arrêt, RTD civ. 2015, p. 628.

[18] Selon la disposition qui a habilité le Gouvernement à effectuer cette codification par ordonnance, « les dispositions codifiées sont celles en vigueur au moment de la publication de l’ordonnance » (art. 92, I, de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures), l’ordonnance de codification n’a donc pas pu modifier le sens de la disposition codifiée à l’article L. 2151-1 du code des transports. V. aussi P. Delebecque, « Le code – à droit constant – des transports : une œuvre monumentale encore perfectible », D. 2010, p. 2715.

[19] Amendement n° 132 déposé sur le texte n° 501 (2007-2008) en première lecture devant le Sénat (http://www.senat.fr/amendements/2007-2008/501/jeu_classe.html).

[20] Séance publique du Sénat du 9 mars 2009 (http://www.senat.fr/seances/s200903/s20090309/s20090309003.html#section294).

[21] Disposition aujourd’hui codifiée à l’article L. 2151-1 du code des transports. V. l’article précité de P. Delebecque.

[22] Disposition aujourd’hui codifiée à l’article L. 2151-2 du code des transports. V. l’article précité de P. Delebecque.

[23] Arrêt Valverde, Cass. 1re civ., 7 mars 1989, n° 87-11.493.

[24] V. infra, n° 22.

[25] Cass. 1re civ., 6 oct. 1998, n° 96-12.540.

[26] CJUE, 7 nov. 2019, aff. C‑349/18 à C‑351/18, NMBS c/ Mbutuku Kanyeba, Larissa Nijs et Jean-Louis Anita Dedroog.

[27] Arrêt Valverde précité de 1989 ; V. S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 100.

[28] La Cour de cassation a en effet jugé que les accidents subis par un voyageur lors d’un changement de train ne relèvent pas du champ du contrat de transport (Cass. 1re civ., 19 févr. 1991, n° 89-19.999 ; S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 101) et le régime de responsabilité du règlement ne s’applique qu’aux accidents « survenu[s] pendant que le voyageur séjourne dans les véhicules ferroviaires » (art. 26, § 1, de l’annexe I).

[29] Art. 13 du règlement.

[30] Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008, n° 06-12.307. V. aussi Cass. 1re civ., 13 mars 2008, n° 05-12.551.

[31] Cass. 1re civ., 16 avr. 2015, n° 14-13.440 ; D. 2015, p. 1137, note D. Mazeaud ; ibid., p. 2283, obs. M. Bacache ; RTD civ. 2015, p. 628, obs. P. Jourdain ; JT 2015, n° 175, p. 14, obs. X. Delpech ; Gaz. Pal. 4 juin 2015, n° 226h7, p. 17, note C. Paulin ; JCP G 2015, doctr. 1409, obs. C. Bloch.

[32] Cass. 2e civ., 3 mars 2016, n° 15-12.217 ; D. 2016, p. 766, note N. Rias ; ibid., p. 1396, obs. H. Kenfack ; ibid. 2017, p.  24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz.

[33] V. les observations et notes citées dans les deux notes précédentes.

[34] Certes, le régime de responsabilité des RU-CIV repris par le règlement de 2007 a également pour fondement une obligation de sécurité rattachée au contrat de transport (JCl. Responsabilité civile et Assurances, fasc. 470-40 : « Transport terrestre – Responsabilité du transporteur international de voyageurs et de bagages » par M. Alter et F. Turgné, nov. 2006, n° 29), mais il s’agit de deux régimes de responsabilité distincts aussi bien quant à leurs conditions que quant à leurs effets malgré l’existence de certains points communs.

[35] C. Bloch, obs. sous Cass. 1re civ., 13 mars 2008, JCP G 2015, doctr. 1409.

[36] M. Mekki, Gaz. Pal. 6 oct. 2011, n° GP20111006011, p. 13.

[37] Ce mouvement devrait être parachevé avec l’ouverture à la concurrence des services purement intérieurs de de transport ferroviaire de personnes qui entrera en effet fin 2020 sous réserve de certains mécanismes transitoires qui pourraient temporairement limiter les effets de cette ouverture à la concurrence (V. G. Eckert, « Concurrence et régulation », RFDA 2018, p. 866).

[38] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 103.

[39] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 97.

[40] C’est cette interprétation qui était retenue par certains auteurs pour les transports internationaux qui, pour rappel, sont également soumis aux RU-CIV de la COTIF (S. Piedelièvre et D. Gency-Tandonnet, op. cit., n° 472 ; JCl. Responsabilité civile et Assurances, fasc. 470-40 précité, n° 33). Ces auteurs réservent tout de même l’hypothèse d’une « négligence inadmissible » de la part du transporteur ayant permis l’agression, fait qui serait de nature à engager la responsabilité du transporteur international sur le fondement des RU-CIV.

[41] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 103.

Exclusion du recours en contribution exercé contre une société par son dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle

Note sous Cass. com., 18 sept. 2019, pourvoi n° 16-26.962 :

Après avoir jugé que les dispositions spécifiques du code civil régissant le mandat n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant, la chambre commerciale juge que la faute pénale intentionnelle du dirigeant, par essence détachable des fonctions, est un « acte personnel » de celui-ci dont il doit supporter seul, in fine, les conséquences.

Mise à jour du 24/12/2020 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié au Recueil Dalloz (D. 2019, p. 2169) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Dirigeant

Jugés par un auteur comme formant « l’une des questions les plus difficiles » de la responsabilité civile[1], le fondement et le régime du recours en contribution de l’auteur d’un dommage ayant indemnisé la victime demeurent, en l’état actuel du droit positif, largement incertains. Entièrement tourné vers l’objectif de réparation des victimes[2], le droit français de la responsabilité civile se désintéresse largement du sort des coresponsables une fois atteint l’objectif d’indemnisation de la victime. L’arrêt rendu le 18 septembre 2019 par la chambre commerciale de la Cour de cassation est donc précieux en ce qu’il apporte des précisions quant au fondement et au régime du recours en contribution du dirigeant contre la société.

En l’espèce, le dirigeant de la société Coprim avait été condamné pour complicité d’abus de biens sociaux au préjudice de la Société des lubrifiants Elf Aquitaine (la SLEA).

Après avoir été condamné à indemniser la victime, la SLEA, le dirigeant de la société Coprim avait assigné cette dernière en contribution. Cette demande avait été rejetée par un arrêt confirmatif de la cour d’appel de Versailles[3]. Le dirigeant s’était alors pourvu en cassation en soulevant trois moyens.

Premièrement, le dirigeant ayant notamment fondé son recours contre la société sur l’article 1998 du code civil relatif au contrat de mandat, il faisait grief à la cour d’appel d’avoir jugé que les relations entre une société en nom collectif et son gérant ne résultaient pas d’un contrat de mandat au sens de l’article 1984 du code civil.

Deuxièmement, le dirigeant soutenait avoir agi dans l’exercice de ses fonctions, au nom et pour le compte de la société Coprim qui avait tiré profit des faits commis, de sorte que la cour d’appel ne pouvait juger qu’il devait assumer seul les conséquences de son acte (violation de l’ancien article 1382 du code civil). Il reprochait également à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si l’acte avait été accompli en dehors des fonctions de dirigeant, en dehors de ses pouvoirs et à des fins strictement personnelles (manque de base légale au regard de l’ancien article 1382 du code civil).

Le troisième moyen est moins intéressant et ne sera donc pas étudié ici.

La question principale soulevée par ce pourvoi se trouve au confluent du droit pénal, du droit des sociétés et de la responsabilité civile : le dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle commise au nom et pour le compte de la société peut-il, après avoir indemnisé la victime, agir en contribution contre la société ?

Après avoir jugé que « les dispositions spécifiques du code civil régissant le mandat n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant » (réponse au premier moyen), la chambre commerciale exclut tout recours en contribution du dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle contre sa société (réponse au second moyen). L’arrêt apporte donc des précisions quant au fondement (I) et quant au régime (II) du recours en contribution du dirigeant contre la société.

I. Fondement du recours en contribution du dirigeant contre la société

La chambre commerciale, par l’arrêt commenté, exclut expressément le contrat de mandat de droit commun comme fondement du recours personnel du dirigeant contre la société (A), mais renonce à en déterminer positivement le fondement et maintient ainsi une grande partie des incertitudes qui existent quant au fondement du recours personnel en contribution (B).

A. Exclusion des dispositions du code civil régissant le mandat

Dans le premier moyen, le demandeur au pourvoi faisait grief à l’arrêt d’avoir jugé que les relations entre une société en nom collectif et son gérant ne résultaient pas d’un contrat de mandat au sens de l’article 1984 du code civil. Selon une thèse ancienne encore défendue par une partie de la doctrine, le dirigeant serait lié à la société qu’il représente par un contrat de mandat[4]. Sont notamment avancés au soutien de cette thèse certaines similarités de régime[5] ainsi que les nombreux arrêts et dispositions légales ou réglementaires qui utilisent les termes « mandat » ou « mandataire »[6]. L’analogie est aussi souvent faite avec le président d’association que la Cour de cassation qualifie, depuis un arrêt de 1991, de « mandataire […] dont les pouvoirs sont fixés conformément aux dispositions de la convention d’association »[7].

Citant les motifs de l’arrêt d’appel, selon lesquels le dirigeant social détient un pouvoir de représentation de la société « d’origine légale », la chambre commerciale approuve la cour d’appel, au terme d’un contrôle normatif lourd, d’avoir jugé que les dispositions du code civil relatives au mandat « n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant ». C’est la première fois, à notre connaissance, que la Cour de cassation exclut expressément l’application du régime du contrat de mandat à la relation entre le dirigeant et la société. La chambre sociale avait même pu appliquer l’article 2007 du code civil dans le cadre d’un litige opposant un dirigeant à sa société[8] et la chambre commerciale avait pu appliquer l’article 1993 du même code dans un litige opposant un liquidateur au dirigeant d’une société liquidée[9].

L’application du régime du mandat au recours en contribution du dirigeant contre la société n’était pas inenvisageable. Il est toutefois douteux qu’une telle application eût été favorable au dirigeant en l’espèce. Devant la cour d’appel, celui-ci invoquait l’article 1998 du code civil selon lequel « le mandant est tenu d’exécuter les engagements contractés par le mandataire, conformément au pouvoir qui lui a été donné ». Or cette disposition concerne les rapports entre le mandant et les tiers et n’a donc pas vocation à régir le recours en contribution du mandataire contre le mandant. Il ne semble guère plus envisageable d’appliquer l’article 1998 pour en conclure que la société (mandant) serait tenue d’exécuter la dette de réparation qui aurait été « contractée » par le dirigeant (mandataire). En effet, la dette de réparation n’a pas été « contractée » par le dirigeant, elle découle d’une faute civile délictuelle de ce dernier, donc d’un fait juridique. Or le contrat de mandat est un outil de représentation qui se cantonne aux actes juridiques : le mandataire ne peut accomplir des faits juridiques pour le compte du mandant, cela entraînerait la requalification du mandat en contrat d’entreprise. C’est d’ailleurs une critique classiquement adressée à ceux qui qualifient le dirigeant de mandataire : l’organe social représente la personne morale dans le monde sensible, ce mécanisme de représentation conduit à imputer juridiquement à la personne morale non seulement les actes juridiques, mais aussi les faits juridiques accomplis par le dirigeant social ès qualités[10].

S’il fallait vraiment appliquer le régime du mandat au recours en contribution du dirigeant contre la société, c’est plutôt à l’article 2000 du code civil que l’on songerait. Celui-ci dispose que le mandant ne doit pas indemniser le mandataire des pertes que celui-ci a essuyées à l’occasion de sa gestion si ces pertes sont imputables à une « imprudence » du mandataire. Or le dirigeant qui engage sa responsabilité vis-à-vis d’un tiers en raison d’une faute s’est a minima montré imprudent, la faute détachable étant par définition une faute « intentionnelle d’une particulière gravité ». Ainsi, selon Philippe Le Tourneau, « lorsque la perte provient de la faute du mandataire, faute volontaire ou de négligence, peu importe, il n’a droit à aucune indemnisation. C’est l’application même de l’article 2000 du code civil, au pied de la lettre, puisqu’il réserve les cas d’imprudence du mandataire »[11].

Le recours en contribution du dirigeant contre la société n’est donc pas fondé sur un contrat de mandat de droit commun. La chambre commerciale se contente toutefois de cette affirmation – ou plutôt de cette négation – et laisse donc non résolue la question du fondement de ce recours.

B. Maintien des incertitudes quant au fondement du recours personnel

En l’espèce, les faits délictueux avaient été accomplis par le dirigeant de la société Coprim en 1990 et 1991, soit avant l’entrée en vigueur le 1er mars 1994 de l’article 121-2 du nouveau code pénal consacrant un principe de responsabilité pénale des personnes morales. La société Coprim n’avait donc pas pu être condamnée pénalement pour l’infraction commise pour son compte par son dirigeant. Cependant, les sociétés sont responsables civilement des fautes commises par leur dirigeant ès qualités. Toute faute pénale étant constitutive par nature d’une faute civile, l’infraction pénale commise en l’espèce par le dirigeant était susceptible d’engager la responsabilité civile de la société Coprim bien que la victime ait choisi d’assigner en réparation le seul dirigeant[12]. La cour d’appel de Versailles avait ainsi jugé que « s’il est exact que nonobstant l’absence de responsabilité pénale de la société Coprim Développement à la date des faits d’abus de biens sociaux, la victime de l’abus de biens sociaux aurait sans doute pu mettre en cause sa responsabilité civile au titre de la faute commise par son dirigeant ». La seconde branche du second moyen du pourvoi est donc erronée lorsqu’elle affirme que la cour d’appel a jugé que « toute infraction pénale intentionnelle commise par un dirigeant […] n’engage pas la société » : la cour d’appel s’était contentée de rejeter le recours en contribution du dirigeant contre la société coresponsable.

La Haute juridiction approuve la cour d’appel d’avoir rejeté ce recours sans prendre la peine d’en préciser le fondement. Faut-il en déduire que tout recours en contribution est dénié au dirigeant sans même qu’il soit nécessaire de déterminer son fondement et d’apprécier au cas par cas si ses conditions sont réunies ? Nous ne le pensons pas.

Le recours en contribution d’un coresponsable contre un autre était initialement fondé par la jurisprudence sur le mécanisme de la subrogation légale. La Cour de cassation a fini par reconnaître en 1977, à côté du recours subrogatoire, la possibilité d’un recours dit « personnel », car fondé sur les rapports personnels des coresponsables et non sur la créance de réparation de la victime transmise au solvens par subrogation[13]. Pour savoir sur qui doit peser la charge finale de la dette, il faut déterminer le régime applicable, ce qui implique en principe de déterminer le fondement du recours.

Le recours subrogatoire était classiquement fondé sur l’ancien article 1251, 3°, du code civil selon lequel la subrogation légale a lieu « au profit de celui qui, étant tenu avec d’autres ou pour d’autres au paiement de la dette, avait intérêt de l’acquitter »[14]. Depuis l’entrée en vigueur de la réforme du 10 février 2016, ce recours est désormais fondé sur le nouvel article 1346 du code civil.

Le fondement du recours personnel, en revanche, demeure très nébuleux en l’état actuel du droit positif. La doctrine a envisagé différents fondements : la gestion d’affaires, l’enrichissement injustifié ou encore la responsabilité civile[15]. Il semble toutefois acquis que « s’il existe un contrat entre les coresponsables l’action personnelle est nécessairement contractuelle »[16]. C’est ainsi que la Cour de cassation a jugé que le recours en contribution personnel d’un employeur (commettant) contre son salarié (préposé) est fondé sur le contrat de travail qui les unit[17].

En droit des sociétés, la détermination de la nature du recours personnel du dirigeant contre la société est rendue plus compliquée par l’existence d’un débat entre les tenants d’une conception contractuelle de la société et les tenants de la théorie institutionnelle[18]. La chambre commerciale énonce dans le présent arrêt que le pouvoir de représentation du dirigeant est « d’origine légale » et n’est pas fondé sur un contrat de mandat de droit commun. Cependant, il serait selon nous hâtif d’en déduire que le recours personnel du dirigeant contre la société a nécessairement une nature extracontractuelle. En effet, plusieurs auteurs opèrent une distinction selon le rapport envisagé : dans l’ordre interne, le dirigeant serait lié à la société par un contrat, cependant qu’il aurait la qualité de représentant légal de la société dans l’ordre externe, c’est-à-dire vis-à-vis des tiers[19]. Cette thèse n’est pas clairement rejetée par l’arrêt rendu le 18 septembre 2019. De plus, même les auteurs qui qualifient le dirigeant de mandataire social précisent souvent qu’il s’agit d’un contrat de mandat « spécial »[20], ce qui n’est donc pas incompatible avec l’exclusion des articles 1998 et suivants du code civil qui forment le droit commun du contrat de mandat. Le débat demeure donc ouvert.

À vrai dire, la qualification contractuelle ou délictuelle de la relation dirigeant-société n’est sans doute pas un préalable nécessaire à la détermination du régime du recours en contribution personnel. Certains auteurs font en effet remarquer que la distinction entre responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle est ici largement vaine dans la mesure où la loi fixe les conditions de la responsabilité du dirigeant pour la plupart des formes sociales et qu’il en résulte qu’il faut de facto toujours prouver une faute du dirigeant, que sa responsabilité soit contractuelle ou délictuelle[21]. Certes aucune disposition légale ne régit la responsabilité des gérants de SNC, mais la jurisprudence retient un régime similaire à celui applicable aux autres formes sociales : le gérant engage sa responsabilité envers la SNC notamment en cas de faute de gestion[22]. Or la faute pénale intentionnelle commise par le dirigeant en l’espèce est assurément constitutive d’une faute de gestion[23]. Ainsi, dans le cadre du recours personnel en contribution, le dirigeant sera considéré comme fautif que le recours soit contractuel ou délictuel.

Ces précisions quant à la nature du recours en contribution du dirigeant étant faites, il est possible de comprendre pourquoi un tel recours est exclu en l’espèce, qu’il soit subrogatoire ou personnel.

II. Régime du recours en contribution du dirigeant

Pour exclure le recours en contribution du dirigeant contre la société, la chambre commerciale commence par affirmer que « la faute pénale intentionnelle du dirigeant est par essence détachable des fonctions, peu important qu’elle ait été commise dans le cadre de celles-ci ». Ce n’est là qu’un rappel d’une jurisprudence qui semble désormais bien établie au sein de la Cour de cassation : la faute pénale intentionnelle constitue systématiquement une faute détachable sans qu’il soit nécessaire d’apprécier au cas par cas si elle répond à la définition de celle-ci[24].

La seconde partie du conclusif est, de prime abord, plus déroutante : le dirigeant auteur d’une faute détachable ne pouvait se retourner contre la société Coprim « pour lui faire supporter in fine les conséquences de cette faute qui est un acte personnel du dirigeant, que ce soit vis-à-vis des tiers ou de la société au nom de laquelle il a cru devoir agir ».

La doctrine opère parfois une distinction entre les concepts de « faute détachable » et de « faute personnelle »[25]. La faute détachable est une « faute commise intentionnellement d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales »[26], mais qui est commise par le dirigeant social ès qualités de sorte qu’elle engage à la fois la responsabilité du dirigeant et celle de la société. La faute personnelle, en revanche, n’a pas été commise par le dirigeant ès qualités. Selon l’expression d’un auteur, cette faute du dirigeant « est plus que détachable : elle est détachée de ses fonctions »[27], elle n’engage donc que sa responsabilité.

En l’espèce, l’infraction pénale intentionnelle du dirigeant ayant été commise ès qualités, il s’agit d’une faute détachable, mais certainement pas d’une faute personnelle dans le sens que nous venons d’exposer. C’est la raison pour laquelle la cour d’appel de Versailles avait jugé que « la victime de l’abus de biens sociaux aurait sans doute pu mettre en cause [la] responsabilité civile [de la société] au titre de la faute commise par son dirigeant », bien qu’en l’espèce la victime ait choisi de n’assigner que le dirigeant.

La chambre commerciale confère donc ici un autre sens à l’expression « acte personnel du dirigeant » : la faute commise par le dirigeant est un « acte personnel » dans le sens où elle ne peut être imputée à la société dans le cadre d’un recours en contribution. Il en résulte que le recours en contribution du dirigeant doit être exclu si aucune faute distincte ne peut être reprochée à la société (A). A contrario, l’arrêt n’exclut pas la possibilité d’un recours du dirigeant lorsque la société a commis, par l’intermédiaire de ses autres organes sociaux, une faute distincte de celle du dirigeant (B).

A. Un recours exclu en l’absence de faute distincte de la société

Si la faute commise par le dirigeant social ès qualités peut être imputée à la personne morale dans ses rapports avec la victime, il en va différemment dans la relation dirigeant-société. Le dirigeant ne peut opposer à la société la faute qu’il a lui-même commise. Ainsi, pour espérer pouvoir agir en contribution contre la société, le dirigeant doit prouver que celle-ci a commis une faute distincte. C’est selon nous le sens de la formule selon laquelle la faute détachable du dirigeant « est un acte personnel du dirigeant, que ce soit vis-à-vis des tiers ou de la société au nom de laquelle il a cru devoir agir ». Il s’agit d’un acte personnel vis-à-vis des tiers parce que la faute détachable engage la responsabilité du dirigeant à l’égard de la victime sans que celui-ci puisse s’abriter derrière l’écran de la personne morale ; il s’agit d’un acte personnel vis-à-vis de la société parce que le dirigeant ne peut opposer sa propre faute à la société pour exercer un recours en contribution contre elle.

Cela est cohérent avec le mécanisme de la représentation tel qu’il est conçu en droit des sociétés. Dans les rapports avec les tiers, le dirigeant est investi d’un pouvoir de représentation qui s’étend aux faits juridiques, de sorte que sa faute commise ès qualités est considérée comme une faute commise par la personne morale elle-même. Dans les rapports entre la société et son dirigeant, en revanche, le mécanisme de la représentation ne joue pas : le dirigeant ne représente pas la société vis-à-vis d’elle-même, il n’y aurait de ce fait aucun sens à imputer la faute du dirigeant à la société dans le cadre du recours en contribution.

Cette solution est également cohérente avec celle qui prévaut en matière de responsabilité du commettant du fait du préposé : dans le cadre du recours en contribution, le préposé ne peut opposer sa propre faute au commettant, il doit démontrer que « le commettant [a] commis une faute personnelle, par exemple en donnant des instructions fautives, ayant conduit à la production du dommage »[28].

Ce raisonnement conduit à exclure le recours en contribution, qu’il soit subrogatoire ou personnel, lorsque le dirigeant ne peut imputer à la société aucune faute distincte de celle qu’il a lui-même commise.

Le recours subrogatoire, nous l’avons vu, était fondé antérieurement sur l’ancien article 1251, 3°, du code civil et l’est aujourd’hui sur l’article 1346 du même code. Ces dispositions ne déterminant pas comment doit se répartir la charge finale de la dette, il faut se référer à la jurisprudence développée en droit commun de la responsabilité civile. Celle-ci repose sur trois principes : un recours intégral est ouvert au coresponsable non fautif contre le coresponsable fautif ; un recours partiel est ouvert au coresponsable fautif contre un autre coresponsable fautif dans une proportion dépendant de la gravité des fautes respectives ; aucun recours n’est ouvert au coresponsable fautif contre un responsable non fautif[29].

Il faut donc déterminer qui, du dirigeant et de la société, est fautif. Ainsi que nous l’avons vu, il n’est pas possible d’imputer la faute du dirigeant à la société, car la représentation ne joue pas dans le cadre du recours en contribution. De surcroît, une telle imputation aboutirait à un résultat absurde : les deux coresponsables seraient considérés comme fautifs de sorte qu’il faudrait procéder à un partage de la charge finale de la dette en fonction de la gravité des fautes respectives ; or, la faute de la personne morale n’étant ni plus ni moins que la faute de son dirigeant qu’on lui imputerait juridiquement, il faudrait comparer la faute du dirigeant à elle-même…

Aussi, il faut considérer en l’espèce, dans le cadre du recours subrogatoire, que le dirigeant a commis une faute, mais pas la société, de sorte que la charge finale de la dette doit être supportée entièrement par le dirigeant.

Le raisonnement est sensiblement le même dans le cadre du recours personnel. Ainsi que nous l’avons vu, le dirigeant est responsable en cas de faute de gestion et l’infraction pénale commise en l’espèce par le dirigeant de la société Coprim est une faute de gestion, car contraire par nature à l’intérêt social. Le rejet du recours personnel du gérant de la SNC s’explique donc par le fait que ce dernier a commis une faute de gestion vis-à-vis de la société, cependant que cette dernière n’a commis aucune faute vis-à-vis du dirigeant.

À l’inverse, si c’était la société qui avait indemnisé la victime, celle-ci aurait eu un recours intégral contre le dirigeant. Mieux encore, la Cour de cassation juge que la société peut se retourner intégralement contre son dirigeant même lorsque sa faute est non détachable, à condition toujours de démontrer que le dirigeant a commis une faute de gestion[30]. Cela revient à faire peser la charge finale de la dette sur le dirigeant alors même que sa responsabilité ne pouvait pas être engagée vis-à-vis de la victime en raison de l’écran de la personnalité morale. Cela confirme que la répartition de la charge finale de la dette entre la société et le dirigeant s’opère sur la base d’une comparaison des fautes respectives des deux protagonistes, en précisant que dans l’ordre interne la faute du dirigeant ne peut être imputée à la personne morale et qu’une faute distincte de cette dernière doit être prouvée.

Est-ce à dire que le dirigeant doit toujours supporter la charge finale de la dette lorsqu’il commet une faute ès qualités ? Nous ne le pensons pas.

B. Un recours préservé en présence d’une faute distincte de la société

En l’espèce le dirigeant était seul fautif, dans le cadre du recours en contribution, dans la mesure où il a exercé à la fois le pouvoir de décision et le pouvoir de représentation : c’est lui qui a décidé de conclure un contrat de cession avec un tiers tout en sachant qu’il participait ainsi à un abus de biens sociaux et c’est lui qui a représenté la société Coprim pour exprimer son consentement lors de la conclusion de ce contrat.

Mais il arrive que le dirigeant se contente de représenter la société vis-à-vis des tiers pour exécuter une décision qui a été prise par un autre organe social[31]. Dans ce cas, le dirigeant est contraint dans une certaine mesure par ses fonctions qui lui imposent en principe d’exécuter la décision prise par l’organe social. Si la décision prise s’avère fautive, le dirigeant pourra engager sa responsabilité personnelle vis-à-vis des tiers pour l’avoir exécutée si les conditions de la faute détachable sont réunies, mais il devrait alors pouvoir exercer un recours en contribution contre la société[32]. En effet, la troisième chambre civile a déjà pu juger qu’aucune faute de gestion ne peut être reprochée au gérant d’une SCI qui n’avait fait qu’exécuter les décisions de l’assemblée générale[33].

Il se peut, par ailleurs, que le dirigeant engage sa responsabilité vis-à-vis des tiers alors qu’il n’a commis aucune faute détachable puisque les juridictions répressives n’appliquent pas la distinction entre faute détachable et faute non détachable : elles condamnent le dirigeant à réparer le dommage de la victime dès lors qu’il a commis une faute pénale quelconque, même non intentionnelle[34]. Les conséquences néfastes de cette divergence de jurisprudence avec les autres chambres de la Cour de cassation devraient pouvoir être atténuées en ménageant un recours en contribution au dirigeant devant les juridictions civiles chaque fois que celui-ci n’a fait qu’exécuter la décision d’un autre organe social.

Toutefois, même lorsque le dirigeant s’est contenté d’exécuter une décision prise par d’autres organes sociaux, il nous semble que tout recours en contribution contre la société devrait lui être fermé lorsque la faute est tellement grave que le dirigeant aurait dû s’abstenir d’exécuter la décision illégale[35], sur le modèle de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes ».

En conclusion, la solution de l’arrêt du 18 septembre 2019 peut parfaitement s’expliquer sur un plan technique. Elle peut toutefois laisser insatisfait sur le plan des valeurs. En effet la cour d’appel, après avoir rappelé que la faute pénale du dirigeant est « par essence contraire à l’intérêt social et ce quel que soit l’avantage qu’a pu en retirer la personne morale », avait jugé qu’il « est en l’espèce avéré qu’in fine le groupe Coprim a effectivement tiré avantage des faits commis par M. Z pour avoir, grâce à ceux-ci, acquis 40% des droits à construire sur les terrains vendus ». Une fois la victime indemnisée, une fois le recours en contribution du dirigeant rejeté, vient l’heure de faire les comptes. Alors que le dirigeant a été condamné pénalement pour complicité d’abus de biens sociaux puis condamné civilement à réparer le dommage de la victime, la société sort indemne de toute condamnation et conserve un certain profit de l’infraction commise par son dirigeant ès qualités…


[1] A. Bénabent, Droit des obligations, 17e éd., LGDJ, 2018, no 675.

[2] Un auteur a pu parler à ce propos « d’idéologie de la réparation » (L. Cadiet, « Sur les faits et les méfaits de l’idéologie de la réparation », Le juge entre deux millénaires, Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, 2000, p. 495).

[3] Versailles, 3e ch., 22 sept. 2016, n° 14/05444.

[4] S. Asencio, « Le dirigeant de société, un mandataire “spécial” d’intérêt commun », Rev. sociétés 2000, p. 683.

[5] P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, 7e éd., LGDJ, 2018, n° 492.

[6] V. par ex. les art. L. 223-22 et L. 225-22-1 du code de commerce.

[7] Cass. 1re civ., 5 févr. 1991, n° 88-11.351.

[8] Cass. soc., 1 févr. 2011, n° 10-20.953.

[9] Cass. com., 15 nov. 2016, n° 15-16.070, BJS mars 2017, n° 116d1, p. 193, note A. Sotiropoulou.

[10] S. François, Le consentement de la personne morale, th. dactyl. Paris 1, 2018, n° 73.

[11] Rép. civ. Dalloz, vo « Mandat », 2017, n° 306.

[12] Il est vrai que la possibilité d’engager la responsabilité de la société en plus de celle du dirigeant en cas de faute détachable est parfois qualifiée d’incertaine en l’absence d’arrêt de principe consacrant clairement cette possibilité (M. Germain et V. Magnier, Les sociétés commerciales, 22e éd., LGDJ, 2017, n° 2317). Il n’y a toutefois aucun arrêt qui l’exclut, la doctrine semble majoritairement admettre ce cumul (V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 855 ; D. Poracchia, « Remarques sur la responsabilité de la société en cas de faute du dirigeant “séparable de ses fonctions” commise à l’occasion de fonctions », Le droit des affaires à la confluence de la théorie et de la pratique, Mélanges en l’honneur du Professeur Paul Le Cannu, Dalloz, 2014, p. 377 ; C. Mangematin, La faute de fonction en droit privé, Dalloz, 2014, n° 559) et certains arrêts semblent l’admettre (V. par ex. Cass. 1re civ., 14 déc. 1999, n° 97-15.756, BJS juill. 2000, n° JBS-2000-175, p. 736, obs. A. Couret ; Cass 3e civ., 11 janv. 2012, n° 10-20.633, inédit). En cas de faute pénale, la possibilité d’un cumul des responsabilités du dirigeant et de la société est aujourd’hui consacrée par l’article 121-2, alinéa 3, du code pénal.

[13] Cass. 1re civ., 7 juin 1977, n° 76-10.143, Bull. civ. I, n° 266, p. 210 ; M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., Economica, 2016, n° 549 ; G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, op. cit., n° 423 et s. Comp., considérant le recours personnel comme historiquement premier et qualifiant l’arrêt de 1977 de « réaffirmation », M. Ranouil, Les recours entre coobligés, préf. P. Jourdain, IRJS Éditions, 2014, n° 122 et 176.

[14] Cass. 1re civ., 23 oct. 1984, n° 83-11.98.

[15] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 549.

[16] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 549. V. par ex. Cass. 3e civ., 8 févr. 2012, n° 11-11.417.

[17] Cass. 2e civ., 20 déc. 2007, n° 07-13.403, D. 2008, chron. p. 648, obs. J.-M. Sommer et Cl. Nicoletis, D. 2008, p. 1248, note J. Mouly , RCA 2008, n° 50, note H. Groutel, RTD civ. 2008, p. 315, obs. P. Jourdain.

[18] S. Asencio, op. cit., spéc. n° 2 ; P. Le Cannu et B. Dondero, op. cit., n° 476.

[19] M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, 31e éd., LexisNexis, 2018, n° 358 ; JCl. Sociétés Traité, fasc. 55-30, n° 8 et 12.

[20] V. par ex. S. Asencio, op. cit.

[21] M. Germain et V. Magnier, op. cit., n° 2316. V. par ex. l’article L. 223-22 du code de commerce à propos du gérant de la SARL.

[22] Ph. Merle et A. Fauchon, Droit commercial : sociétés commerciales, 23e éd., Dalloz, 2019, n° 173.

[23] La faute de gestion s’apprécie par rapport à l’intérêt social (M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, op. cit., n° 394). Or, d’une part, le dirigeant a été condamné en l’espèce pour s’être rendu complice d’un abus de biens sociaux en utilisant les fonds de la société Coprim, d’autre part, la Cour de cassation juge que « quel que soit l’avantage à court terme qu’elle peut procurer, l’utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à l’intérêt social en ce qu’elle expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation » (Cass. crim., 27 oct. 1997, n° 96-83.698).

[24] Cass. com., 28 sept 2010, n° 09-66.255, Bull. Joly 2010, 976, note A. Couret, Dr. des soc. 2010, n° 225, obs. M. Rousille, Rev. soc. 2011, 97, note B. Dondero, JCP E 2011, 1000, obs. F. Deboissy et G. Wicker, RTD civ. 2010, 785, obs. P. Jourdain ; Cass. 3e civ., 10 mars 2016, n° 14-15.326, Bull. Joly 2016, 335, note S. Messaï-Bahri.

[25] D. Vidal, Droit des sociétés, 7e éd., LGDJ, 2010, n° 389.

[26] Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, D. 2003, p. 2623, note B. Dondero, ibid. AJ p. 1502, obs. A. Lienhard, D. 2004, somm. p. 266, obs. Hallouin, BJS 2003, p. 786, note H. Le Nabasque, Dr. sociétés 2003, n° 148, note Monnet, Rev. sociétés 2003, p. 479, obs. J.-F. Barbièri, Dr. et patr. 11/2003, p. 91, obs. D. Poracchia, Gaz. Pal. 2004, p. 482, note J.-F. Clément.

[27] D. Vidal, op. cit., n° 389.

[28] Rép. civ. Dalloz, vo « Responsabilité du fait d’autrui », 2019, n° 149.

[29] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 553.

[30] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 58.

[31] À propos de cette distinction entre pouvoir de décision et pouvoir de représentation, V. Ph. Merle et A. Fauchon, op. cit., n° 117 ; S. François, op. cit., n° 39 et s.

[32] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 79.

[33] Cass. 3e civ., 2 oct. 2001, n° 00-12.347, BJS févr. 2002, n° JBS-2002-055, p. 265, note F.-X. Lucas. 

[34] Cass. crim., 5 avr. 2018, n° 16-87.669.

[35] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 79.

La réforme du droit des contrats, source d’inspiration des revirements de la jurisprudence ancienne

Obs. sous Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104 (2 espèces) :

Ces deux arrêts rendus le 21 septembre 2017 par la chambre sociale seront, à n’en pas douter, abondamment commentés dans les jours et mois qui viennent. Daniel Mainguy a déjà formulé à leur propos quelques observations sous l’angle de l’entrée en vigueur immédiate de l’ordonnance de réforme du droit des contrats du 10 février 2016(1).

Les faits étaient fortement similaires dans les deux espèces. Un club de rugby avait formulé une « offre de contrat de travail » à un joueur international puis, quelques mois plus tard, avait indiqué par mail à l’agent du joueur « ne pas pouvoir donner suite aux contacts noués avec ce dernier ». Quelques jours après l’envoi de ce mail, la « promesse d’embauche » signée avait été retournée au club. Le joueur a saisi la juridiction prud’homale afin d’obtenir le paiement de sommes au titre de la rupture du contrat de travail. Il soutenait en effet que la « promesse d’embauche » valait contrat de travail. Plusieurs questions se posaient donc dans ces deux espèces. Premièrement, « l’offre de contrat de travail » doit-elle être qualifiée juridiquement d’offre, ou de promesse unilatérale de contrat ? Deuxièmement, quels sont les effets juridiques de cette offre ou de cette promesse unilatérale de contrat, notamment en ce qui concerne le régime de sa rétractation ?

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Des éléments de réponse à ces questions figurent dans l’ordonnance du 10 février 2016, mais celle-ci n’était a priori pas applicable à ces deux espèces dont les faits s’étaient déroulés en 2012. Rappelons en effet que cette ordonnance énonce, à son article 9, la disposition transitoire suivante  :

Les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016.
Les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne.
Toutefois, les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l’article 1123 et celles des articles 1158 et 1183 sont applicables dès l’entrée en vigueur de la présente ordonnance.
Lorsqu’une instance a été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente ordonnance, l’action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Cette loi s’applique également en appel et en cassation.

Autrement dit, le principe de survie de la loi ancienne pour les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, proposé par Roubier puis consacré en substance par la jurisprudence, est rappelé par les alinéas 2 et 4 de l’article. C’est pourquoi l’attendu de principe figurant dans les deux arrêts rendus hier interpelle :

Vu les articles 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause, et L. 1221-1 du code du travail ;

Attendu que l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment, dans les relations de travail, la portée des offres et promesses de contrat de travail ;

Attendu que l’acte par lequel un employeur propose un engagement précisant l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction et exprime la volonté de son auteur d’être lié en cas d’acceptation, constitue une offre de contrat de travail, qui peut être librement rétractée tant qu’elle n’est pas parvenue à son destinataire ; que la rétractation de l’offre avant l’expiration du délai fixé par son auteur ou, à défaut, l’issue d’un délai raisonnable, fait obstacle à la conclusion du contrat de travail et engage la responsabilité extra-contractuelle de son auteur ;

Attendu, en revanche, que la promesse unilatérale de contrat de travail est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat de travail, dont l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ; que la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat de travail promis ;

La chambre sociale reprend quasiment mot pour mot des portions des nouveaux articles 1116 et 1124 du Code civil relatifs respectivement à l’offre et à la promesse unilatérale de contrat. Le deuxième de ces articles brise la jurisprudence Consorts Cruz qui conférait une pleine efficacité à la rétractation irrégulière d’une promesse unilatérale de contrat opérée avant la levée de l’option par le bénéficiaire(2). Déjà, par un arrêt très commenté du 24 février 2017, la chambre mixte avait repris mot pour mot, sans le citer, le nouvel article 1179 du Code civil qui fixe les critères de distinction entre la nullité relative et la nullité absolue(3). L’arrêt concernait la nature de la nullité d’un mandat immobilier pour vice de forme et, déjà, la chambre mixte avait jugé que « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment l’objectif poursuivi par les dispositions relatives aux prescriptions formelles que doit respecter le mandat, lesquelles visent la seule protection du mandant dans ses rapports avec le mandataire ».

Pour Daniel Mainguy, il faut voir dans ces arrêts une « application immédiate des normes nouvelles d’ordre public ». Ainsi, l’exigence de survie de la loi ancienne exprimée à l’article 9 de l’ordonnance « en tant qu’elle concerne des dispositions d’ordre public (y compris donc au stade de la formation du contrat) est balayée par la Cour de cassation ».

Interpréter ces arrêts sous l’angle de l’application de la loi dans le temps conduit à des solutions qui paraissent fortement hétérodoxes

La Cour de cassation admettait déjà avant l’ordonnance de 2016 une dérogation au principe de survie de la loi ancienne en matière contractuelle en faveur des dispositions légales nouvelles « qui répondent à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses »(4). Interpréter ces trois arrêts de 2017 sous l’angle de l’application de la loi dans le temps conduit toutefois à des solutions qui paraissent fortement hétérodoxes à au moins trois égards. Premièrement, il semble surprenant de considérer que le critère de qualification des nullités relative et absolue, les définitions de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter et leurs régimes respectifs répondent à « des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses »(5). Deuxièmement, si on enseigne traditionnellement que le caractère d’ordre public d’une disposition légale nouvelle peut la rendre applicable immédiatement aux effets juridiques futurs des situations contractuelles en cours, la Cour de cassation n’a jamais, à notre connaissance, appliqué une disposition nouvelle pour déterminer les conditions de validité d’un contrat conclu avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle(6). Cela reviendrait non pas à rendre immédiatement applicable aux contrats en cours la disposition nouvelle, mais à conférer à cette dernière un effet rétroactif, ce qui serait bien plus attentatoire à la sécurité juridique. Troisièmement, une partie de la doctrine considère que l’article 9, alinéas 2 et 4, de l’ordonnance a précisément pour finalité d’écarter l’exception jurisprudentielle qui confère une applicabilité immédiate aux dispositions nouvelles d’ordre public(7).

Une lecture des arrêts qui ne conduit pas à conférer un effet rétroactif aux dispositions de l’ordonnance semble possible

Une lecture des arrêts du 24 février et du 21 septembre 2017 qui ne conduit pas à conférer un effet rétroactif aux dispositions de l’ordonnance nous semble possible. Les questions traitées par la Cour de cassation dans ces arrêts ne faisaient l’objet, avant l’ordonnance du 10 février 2016, d’aucune disposition légale. Le critère de distinction des nullités relative et absolue et le régime de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter, en raison du silence du Code de 1804, sont de pures créations prétoriennes. Dès lors, on n’est pas dans une hypothèse classique dans laquelle deux dispositions légales précises, tranchant un même problème de droit de deux façons différentes, se succèdent dans le temps. La configuration est, dans les trois arrêts de 2017, légèrement différente : des dispositions légales nouvelles remplacent un régime jurisprudentiel qui n’était pas toujours univoque, en consacrant une partie des solutions anciennes et en innovant sur d’autres points. Il n’est pas aisé d’identifier avec précision les solutions consacrées par l’ordonnance et les points sur lesquels elle innove dès lors que la jurisprudence antérieure n’était pas toujours claire. Par exemple, la question de la sanction irrégulière d’une offre par le pollicitant était discutée(8).

Il est dès lors possible de considérer que la Cour de cassation ne confère pas à strictement parler une portée rétroactive (ou une applicabilité immédiate) à certaines dispositions de l’ordonnance de 2016, mais qu’elle se contente d’effectuer des revirements sur sa jurisprudence applicable aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur de cette ordonnance. En retenant une telle analyse, les trois arrêts précités n’apparaissent pas si étonnants que cela. En effet, la Cour de cassation fait évoluer ses jurisprudences en permanence en prenant en compte diverses sources d’inspiration, ce que l’on nomme parfois les « motifs des motifs(9) », notamment les propositions doctrinales, les projets de réforme et parfois même la jurisprudence d’autres chambres ou d’autres juridictions, comme celle du Conseil d’Etat.

Le nouvel article 1179 du Code civil, que la chambre mixte reprend mot pour mot sans le citer dans son arrêt du 24 février 2017, ne fait que consacrer la jurisprudence antérieure. La nature de l’intérêt protégé n’a pas été érigée en critère de distinction des nullités relative et absolue du jour au lendemain par la Cour de cassation. C’est le fruit d’une lente évolution du paradigme que l’on doit en grande partie à la doctrine. Notamment grâce à l’oeuvre de Japiot, la théorie dite moderne des nullités s’est progressivement imposée en lieu et place de la théorie classique qui concevait l’acte juridique comme un organisme vivant et la nullité comme une maladie l’affectant(10). Avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016, il semblait acquis que la jurisprudence avait globalement assimilé la théorie moderne des nullités et le critère de distinction entre intérêt privé et intérêt général. Pour autant, il serait caricatural de prétendre que le problème était définitivement réglé. Ce critère de qualification, on le sait, pose de très importantes difficultés d’application et est critiqué par de nombreux auteurs dont certains proposent des alternatives(11). La jurisprudence sur cette question était donc déjà en constante évolution avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2016 et il n’était pas rare que les hauts magistrats s’inspirent, pour faire évoluer leur jurisprudence, de telle ou telle proposition doctrinale, ou même des arrêts pris par d’autres chambres que la leur.

La question de la nature de la nullité pour absence de cause est topique (anc. art. 1131 du Code civil). Initialement, on voyait dans le contrat dépourvu de cause un contrat qui, atteint structurellement, était mort-né. Un contrat doit avoir une cause ; un contrat sans cause ne peut pas survivre ; la nullité était donc absolue. Au fur et à mesure que la théorie moderne gagnait du terrain dans la jurisprudence de la Cour de cassation, cette solution devenait de plus en plus critiquée par une partie de la doctrine. L’argument avancé était en substance le suivant : l’absence de cause est ni plus ni moins qu’une forme de lésion poussée à l’extrême ; or un contrat lésionnaire ne porte atteinte qu’à un intérêt privé, celui de la partie victime de la lésion ; la nullité doit donc être relative. La Cour de cassation s’est difficilement laissée convaincre par cette interprétation, le revirement de jurisprudence s’est opéré par vagues successives, chambre par chambre. D’abord la première chambre civile, puis la troisième chambre civile et enfin la chambre commerciale(12). Cette dernière, bien après le revirement opéré par la première chambre civile, continuait à qualifier d’absolue la nullité pour absence de cause. Ce n’est que par un arrêt de 2016 que la chambre commerciale a aligné sa position sur celle des autres chambres. L’intérêt de ce revirement de jurisprudence réside dans la motivation développée retenue par la chambre commerciale. De façon particulièrement inhabituelle à l’époque, la chambre commerciale a expressément constaté la divergence de jurisprudences entre les chambres puis a officialisé son ralliement à la position des autres chambres :

Attendu que la Cour de cassation jugeait depuis longtemps que la vente consentie à vil prix était nulle de nullité absolue (1re Civ., 24 mars 1993, n° 90-21.462) ; que la solution était affirmée en ces termes par la chambre commerciale, financière et économique : « la vente consentie sans prix sérieux est affectée d’une nullité qui, étant fondée sur l’absence d’un élément essentiel de ce contrat, est une nullité absolue soumise à la prescription trentenaire de droit commun » (Com., 23 octobre 2007, n° 06-13.979, Bull. n° 226) ;

Attendu que cette solution a toutefois été abandonnée par la troisième chambre civile de cette Cour, qui a récemment jugé « qu’un contrat de vente conclu pour un prix dérisoire ou vil est nul pour absence de cause et que cette nullité, fondée sur l’intérêt privé du vendeur, est une nullité relative soumise au délai de prescription de cinq ans » (3e Civ., 24 octobre 2012, n° 11-21.980) ; que pour sa part, la première chambre civile énonce que la nullité d’un contrat pour défaut de cause, protectrice du seul intérêt particulier de l’un des cocontractants, est une nullité relative (1re Civ., 29 septembre 2004, n° 03-10.766, Bull. n° 216) ;

Attendu qu’il y a lieu d’adopter la même position ; qu’en effet, c’est non pas en fonction de l’existence ou de l’absence d’un élément essentiel du contrat au jour de sa formation, mais au regard de la nature de l’intérêt, privé ou général, protégé par la règle transgressée qu’il convient de déterminer le régime de nullité applicable ;

La logique des revirements opérés par les trois arrêts de 2017 n’est guère différente. Simplement, au lieu de puiser leur inspiration dans la jurisprudence d’une autre chambre, les hauts magistrats s’inspirent des dispositions de l’ordonnance du 10 février 2016 pour faire évoluer leur jurisprudence régissant les contrats conclus avant le 1er octobre 2016. Cela ne conduit pas, du moins formellement, à conférer une portée rétroactive aux dispositions de l’ordonnance. C’est le revirement de jurisprudence qui est rétroactif.

Ainsi, dans un arrêt du 3 mai de 2009, la chambre commerciale a jugé que « les dispositions de la loi du 15 mai 2001 modifiant l’article L. 441-6 du code de commerce, qui répondent à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses, sont applicables, dès la date d’entrée en vigueur de ce texte, aux contrats en cours ». Une applicabilité immédiate aux effets futurs des contrats en cours est expressément reconnue au nouvel article L. 441-6 du Code de commerce. Dans les trois arrêts de 2017 étudiés, aucune portée rétroactive n’est expressément reconnue aux dispositions de l’ordonnance. Sur un plan formel, l’ordonnance est simplement présentée comme une source d’inspiration du revirement de jurisprudence, tout comme la jurisprudence des autres chambres était présentée comme une source d’inspiration lorsque la chambre commerciale a opéré un revirement de jurisprudence en 2016 sur la question de la nullité pour absence de cause.

Dans l’arrêt du 24 février 2017, on peut lire que « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment l’objectif poursuivi par les dispositions relatives aux prescriptions formelles que doit respecter le mandat ». La note explicative qui accompagne l’arrêt est encore plus claire. Il n’y est aucunement question de rétroactivité ou d’application immédiate de la loi nouvelle. Il est seulement question de « revirement de jurisprudence ». Ainsi, selon Dimitri Houtcieff, « la démarche poursuivie depuis quelque temps par la cour régulatrice – notamment par sa chambre commerciale – est ici clairement affirmée : il s’agit de vivifier les dispositions du Code Napoléon, qui demeurent applicables aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016, par une interprétation inspirée du droit nouveau. […] Aussi, tout en admettant conformément à l’ordonnance que les dispositions nouvelles ne s’appliquent pas aux conventions qui sont antérieures à son entrée en vigueur, la cour régulatrice interprète la loi ancienne en s’appuyant sur « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ». Plutôt qu’elle ne remet en cause les principes ordinaires de l’application de la loi dans le temps, la Cour de cassation s’ouvre en quelque sorte, par la voie de l’interprétation, à « l’anticipation de la loi dans le temps ». Elle tente ainsi de parvenir à une certaine harmonie des solutions, assurant ce faisant – il est vrai au prix de revirements le cas échéant – une certaine égalité des contractants face à la division chronologique du droit des contrats. La clarté de la motivation enrichie n’en est que plus appréciable(13) ». Nous avions nous-même anticipé cet alignement partiel de la jurisprudence antérieure sur le droit nouveau(14). Ce n’est sans doute pas la première fois que la Cour de cassation modifie sa jurisprudence antérieure à la lumière d’une loi nouvelle non rétroactive. Ce qui surprend, c’est que la Cour de cassation opère cet alignement non pas subrepticement, comme elle en avait l’habitude, mais en expliquant expressément dans les motifs de l’arrêt qu’elle modifie sa jurisprudence antérieure en s’inspirant des dispositions nouvelles de l’ordonnance. Il s’agit là de l’une des conséquences de la nouvelle méthode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation qui adopte une motivation légèrement plus développée(15).

La référence à l’ordonnance de 2016 était au demeurant, dans cet arrêt, parfaitement superfétatoire dans la mesure où la Cour de cassation reconnaît elle-même, dans sa note explicative, que « l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations a consacré la distinction jurisprudentielle entre nullité absolue et nullité relative fondée sur la nature de l’intérêt protégé, en énonçant que la nullité est absolue lorsque la règle violée a pour objet la sauvegarde de l’intérêt général, elle est relative lorsque la règle violée a pour seul objet la sauvegarde d’un intérêt privé (article 1179 nouveau du code civil) ». La chambre mixte opère donc un revirement de jurisprudence en s’inspirant d’une disposition nouvelle… qui consacre sa propre jurisprudence ! Le serpent se mord la queue !

Les arrêts de la chambre sociale interviennent sur une question qui faisait l’objet d’une divergence de jurisprudences

Les arrêts de la chambre sociale du 21 septembre 2017 sont encore plus intéressants dans la mesure où ils interviennent sur une question de droit qui faisait l’objet d’une divergence de jurisprudences avec les autres chambres. Les chambres civiles et commerciale ont toujours distingué clairement l’offre de contracter, acte juridique unilatéral, de la promesse unilatérale de contracter, avant-contrat constitutif d’un véritable contrat. En outre, au moins depuis l’arrêt Consorts Cruz de 1993, ces chambres considèrent que la rétractation irrégulière d’une promesse unilatérale de contracter avant la levée de l’option par le bénéficiaire empêche la formation du contrat promis. La jurisprudence de la chambre sociale s’opposait radicalement à ces solutions, puisque le simple fait, pour l’employeur, de proposer à une personne déterminée un emploi et une date d’entrée en fonction était analysé en une promesse d’embauche qui valait contrat de travail(16). Autrement dit, ce qui s’apparentait selon les critères des chambres civiles et commerciale à un simple acte unilatéral était analysé par la chambre sociale en un contrat de travail. Cette solution était à la fois dérogatoire aux définitions de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter retenues par les autres chambres et à la jurisprudence Consorts Cruz qui reconnaissait au promettant la possibilité de rétracter efficacement sa promesse avant la levée de l’option, simplement en engageant sa responsabilité civile.

Ainsi, il nous semble que le revirement opéré par la chambre sociale découle d’un double constat opéré par les magistrats de cette chambre. D’une part, il existait une divergence de jurisprudences avec les autres chambres et la chambre sociale était en position minoritaire. D’autre part, le législateur a clairement tranché, par l’ordonnance du 10 février 2016, en faveur de la jurisprudence des autres chambres, sauf en ce qui concerne la sanction de la rétractation irrégulière de la promesse unilatérale de contracter. C’est ce double constat qui motive le revirement de jurisprudence, comme semble le confirmer la note explicative qui accompagne les deux arrêts du 21 septembre 2017 :

« Suivant une méthode adoptée par la Chambre mixte (Ch. mixte, 24 février 2017, n° 15-20.411, publié au Bulletin) la chambre sociale a choisi de réexaminer sa jurisprudence au regard de l’évolution du droit résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, et, en conséquence, d’apprécier différemment la portée des offres et promesses de contrat de travail, même si cette ordonnance n’était pas applicable aux faits de l’espèce. […]

La chambre sociale a pris acte des choix opérés pour l’avenir par le législateur avec l’ordonnance du 10 février 2016 ainsi que de la jurisprudence des autres chambres civiles de la Cour de cassation pour modifier sa jurisprudence en précisant les définitions respectives de l’offre et de la promesse unilatérale de contrat de travail ».

La chambre sociale, par ces deux arrêts, aligne donc sa jurisprudence sur celle des autres chambres en cessant de considérer qu’un simple acte unilatéral de l’employeur puisse être qualifié de promesse d’embauche valant contrat de travail.

Il nous semble audacieux d’affirmer, à ce stade, que ces arrêts opèrent un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz

Pour conclure, il nous semble que ces arrêts conduisent de facto à conférer une certaine portée rétroactive aux dispositions de l’ordonnance, mais cette rétroactivité nous semble indirecte et découler de revirements de jurisprudence. Même si le résultat est le même, il existe une différence entre l’analyse de ces arrêts en termes d’application immédiate ou rétroactive de la loi nouvelle et l’analyse en termes de revirements de jurisprudence. Alors que la rétroactivité (ou l’application immédiate) des dispositions nouvelles de l’ordonnance pourrait être guidée par un critère formel, celui des « considérations impérieuses d’ordre public », les revirements de jurisprudence demeurent fondamentalement discrétionnaires(17) et peuvent être motivés (dans le sens « motifs des motifs ») par une multitude de facteurs qu’il est probablement vain de chercher à systématiser. La Cour de cassation décide aujourd’hui d’aligner sa jurisprudence antérieure sur les nouveaux articles 1116, 1124 et 1179 du Code civil. Quelles autres dispositions de l’ordonnance influeront demain la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation ? Une telle question nous semble relever, en l’état actuel des choses, de l’art divinatoire. Il nous semble même audacieux d’affirmer, à ce stade, que les deux arrêts du 21 septembre 2017 opèrent un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz pour les promesses unilatérales de contracter conclues avant le 1er octobre 2016. En effet, comme nous l’avons vu, la chambre sociale ne suivait déjà pas cette jurisprudence avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016. Les deux arrêts du 21 septembre 2017 ne modifient donc pas, sur ce point, la jurisprudence de la chambre sociale et ne sont pas nécessairement représentatifs de la position des autres chambres.

Notes de bas de page :
  1. D. Mainguy, « Nouvelle (et considérable) avancée de l’entrée en vigueur immédiate de la réforme des contrats », 21 sept. 2017, http://www.daniel-mainguy.fr/2017/09/nouvelle-et-considerable-avancee-de-l-entree-en-vigueur-imediate-de-la-reforme-des-contrats.html [consulté le 22/09/2017]. []
  2. Civ. 3e, 15 déc. 1993, n° 91 10.199, Bull. civ. III, n° 174, p. 115 ; D. 1994, p. 507, note F. Benac-Schmidt ; ibid. somm. p. 230, obs. O. Tournafond ; D. 1995, somm. p. 88, obs. L. Aynès ; JCP G 1995, II 22366, note D. Mazeaud ; Defrénois 1994, art. 35845, note Ph. Delebecque ; RTD civ. 1994, p. 588, obs. J. Mestre ; V. notre présentation de l’article 1124, alinéa 2 : C. François, « Présentation des articles 1123 à 1124 de la nouvelle sous-section 3 “Le pacte de préférence et la promesse unilatérale” », La réforme du droit des contrats présentée par l’IEJ de Paris 1, https:/​/​iej.univ-paris1.fr/​openaccess/​reforme-contrats/​titre3/​stitre1/​chap2/​sect1/​ssect3-pacte-preference-promesse/​ [consulté le 22/09/2017]. []
  3. Ch. mixte, 24 févr. 2017, n° 15-20.411 ; D. 2017, p. 793, note B. Fauvarque-Cosson ; ibid., p. 1149, obs. N. Damas ; AJ Contrat 2017, p. 175, obs. D. Houtcieff ; RTD civ. 2017, p. 377, obs. H. Barbier. []
  4. Com. 3 mars 2009, n° 07-16.527, D. 2009, p. 725, obs. E. Chevrier, et 2888, obs. D. Ferrier ; Gaz. Pal. 25 juill. 2009, p. 11, note L. Mordefroy ; CCC 2009, comm. 156, obs. L. Leveneur. []
  5. V. B. Fauvarque-Cossin, « Première influence de la réforme du droit des contrats », D. 2017, p. 793. Pour l’auteur, le nouvel article 1179 du Code civil ne répond pas à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses. []
  6. JCl Civil Code, v° « Synthèse – Application de la loi et de la jurisprudence dans le temps » par S. Gaudemet, 13 janv. 2017, n° 12 et 19. []
  7. O. Deshayes, Th. Genicon et Y.‑M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, LexisNexis, 2016, p. 19 et 20 ; nous avons nous-même émis cette hypothèse : C. François, « Application dans le temps et incidence sur la jurisprudence antérieure de l’ordonnance de réforme du droit des contrats », D. 2016, p. 506 et s., spéc. p. 507. []
  8. C. François, op. cit., spéc. p. 508 et 509. []
  9. P. Deumier, « Les « motifs des motifs » des arrêts de la Cour de cassation », Mélanges en l’honneur de Jean-François Burgelin, Dalloz, 2008, p. 125. []
  10. R. Japiot, Des nullités en matière d’actes juridiques, Essai d’une théorie nouvelle, thèse Dijon, Arthur Rousseau, 1909, p. 531 et s. L’attribution à Japiot de la paternité de la summa divisio entre l’intérêt privé et l’intérêt général, aussi classique soit-elle, est considérée par certains comme caricaturale et largement erronée (V. par ex. A. Posez, « La théorie des nullités », RTD civ. 2011, p. 647 : l’auteur parle de « mystification » ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 1re éd., Dalloz, 2016, p. 393, no 472). []
  11. V. par ex. l’article précité d’Alexis Posez. []
  12. Com., 22 mars 2016, n° 14‑14.218, à paraître ; D. 2016, p. 1037, obs. S. Tréard ; RTD civ. 2016, p. 343, obs. H. Barbier ; RTD com. 2016, p. 317, obs. B. Bouloc ; Civ. 3e, 24 oct. 2012, no 11‑21.980, AJDI 2013, p. 540, obs. S. Porcheron ; Civ. 1re, 29 sept. 2004, no 03‑10.766, Bull. civ. I, no 216, p. 181 ; AJ fam. 2004, p. 458, obs. F. Bicheron. []
  13. D. Houtcieff, « Par la loi, mais au-delà de la loi », AJ contrat 2017, p. 175. []
  14. C. François, op. cit., spéc. p. 508 et s. ; billet du 11 février 2016, « L’application dans le temps de la réforme du droit des obligations« . []
  15. Cette évolution n’est plus une surprise, le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, en fait régulièrement la promotion. V. par ex. son discours du 14 septembre 2015, https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/travaux_commission_8180/motivation_arrets_7856/cour_cassation_32510.html : « La Cour est ainsi logiquement soumise à une demande de motivation plus développée des arrêts et des avis qu’elle rend. Beaucoup attendent d’elle en particulier qu’elle explicite la part du raisonnement proprement juridique entrant dans la décision et celle des données techniques, économiques et sociales qui l’ont déterminée […] ». []
  16. S. François, « Promesse de vente et promesse d’embauche, Regards croisés sur le sort réservé aux promesses de contrat par la jurisprudence », JCP G 2012, doctr. 529 ; Soc., 25 nov. 2015, n° 14-19.068, inédit. V. aussi la note explicative publiée en même temps que les deux arrêts du 21 septembre 2017 : « La chambre sociale jugeait de façon constante que la “promesse” d’embauche précisant l’emploi proposé et la date d’entrée en fonction valait contrat de travail (Soc., 15 décembre 2010, n° 08-42.951, Bull. V, n° 296 ; Soc., 12 juin 2014, pourvoi n° 13-14.258, Bull. 2014, V, n° 138). Cette solution, qui ne s’attachait qu’au contenu de la promesse d’embauche, était certes protectrice du salarié, mais présentait quelques difficultés en ce qu’elle ne prenait pas en compte la manifestation du consentement du salarié pour s’attacher exclusivement au contenu de l’acte émanant de l’employeur. Ainsi, un acte unilatéral emportait les effets d’un contrat synallagmatique. » []
  17. Dans la limite de l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux qui pourrait être sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme. []

Présentation article par article de la réforme du droit des contrats

L’institut d’études judiciaires Jean Domat de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne a ouvert très récemment un nouveau site de « ressources open access ». Ce site a vocation à accueillir des ressources destinées aux étudiants en droit, aux candidats à un examen (ex. : CRFPA) ou à un concours (ex. : ENM) juridique et aux professionnels du droit. J’aimerais vous présenter en quelques mots ce projet auquel j’ai participé activement en créant le site Internet et en rédigeant la première ressource qui y a été publiée.

« Open access » est une expression d’origine anglo-saxonne qui peut signifier plusieurs choses. En l’occurrence, on peut la traduire par « en accès libre ». Les ressources publiées sur le site sont donc accessibles par n’importe qui, gratuitement, sans inscription. L’open access ne doit toutefois pas être confondu avec l’open data : si les données sont libres d’accès depuis le site Internet de l’IEJ, elles demeurent protégées par le droit d’auteur et toute reproduction sans autorisation est donc prohibée.

Présentation de la réforme droit des contrats IEJ Paris 1La première ressource qui a été publiée sur le site la semaine dernière est une présentation article par article de l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. C’est l’équivalent d’un ouvrage d’environ 350 pages qui est ainsi publié en libre accès. En plus d’une présentation article par article, on y retrouve des tableaux de concordance (nouveaux articles ↔ anciens articles) et plusieurs vidéos réalisées par des professeurs de droit sur les points importants de la réforme (Mme Cattalano-Cloarec et MM. Dupichot, Lucas et Revet).

Cette présentation de la réforme peut être utile aux candidats qui préparent cet été l’examen d’entrée aux CRFPA ou l’un des concours complémentaires de l’ENM. A la rentrée universitaire elle pourra être utile aux étudiants de licence 2 pour préparer leurs séances de TD en droit des contrats et aux professionnels du droit qui seront amenés à mobiliser les nouvelles dispositions du Code civil dès le 1er octobre 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance.

La présentation peut être consultée à l’adresse suivante : https://iej.univ-paris1.fr/openaccess/reforme-contrats/avant-propos/.

Une autre ressource devrait être publiée ce soir en libre accès sur le site, rédigée par une collègue, Fanny Hartman : « Le droit des personnes et de la famille à l’épreuve des droits fondamentaux ». L’objectif est « d’explorer les relations que le droit des personnes et de la famille entretient avec les droits fondamentaux à travers les évolutions les plus marquantes du droit positif ». Ce « module » est avant tout destiné aux candidats à l’examen d’entrée aux CRFPA, aussi bien pour préparer l’épreuve écrite ou orale de droit de la famille que le grand oral.

Bon courage à tous les candidats qui préparent un examen juridique cet été, et plus spécialement à ceux de l’IEJ de Paris 1 !

Table de correspondance des articles affectés par la réforme du droit des contrats

L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligation, qui entrera en vigueur le 1er octobre 2016, refonde totalement les titres III et IV du livre III du Code civil. Tous les articles de ces deux titres sont affectés : même les dispositions conservées voient leur numérotation changer. Ainsi, l’article 1382, siège de la responsabilité civile délictuelle pour faute, devient l’article 1240 ; l’article 1134, al. 1er, siège de la force obligatoire du contrat, devient l’article 1103, etc.

Tableau concordance réforme droit des contrats

Pour pouvoir comparer aisément les nouvelles dispositions avec les anciennes, un tableau de concordance peut s’avérer utile. J’ai rédigé un tel tableau mettant en vis-à-vis les nouvelles dispositions (colonne de gauche) avec les anciennes (colonne de droite). Ce tableau de correspondance est publié dans un numéro hors série de la Revue des contrats qui vient de paraître aujourd’hui : « Table de correspondance (nouveaux articles → anciens articles) », RDC 2016, n° Hors série, p. 58 et s.

Revue des contratsSi vous souhaitez consulter le tableau en ligne, je vous recommande d’utiliser l’ancienne version du site Lextenso, puisque la mise en forme du tableau ne s’affiche pas correctement dans la nouvelle version du site. Ce numéro hors série de la RDC contient par ailleurs de nombreux articles ayant pour thématique la réforme du droit des contrats et rédigés par des spécialistes de la matière.

L’application dans le temps de la réforme du droit des obligations

Mise à jour du 02/03/2016 : le présent billet a servi d’ébauche à un article plus complet publié au Recueil Dalloz du 3 mars 2016 : « Application dans le temps et incidence sur la jurisprudence antérieure de l’ordonnance de réforme du droit des contrats », D. 2016, chron., p. 506-509.Couverture Recueil Dalloz 2016 n° 9Le Gouvernement a publié aujourd’hui la très attendue ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. La teneur générale du texte était connue depuis que la Chancellerie a publié un projet d’ordonnance l’année dernière, mais une question restait en suspens : celle de l’application dans le temps de la réforme. La question est particulièrement sensible en matière contractuelle puisque le contrat est un outil de prévision, il est donc souhaitable que le législateur ne déjoue pas les prévisions des parties. Ce billet propose une synthèse des dispositions transitoires de l’ordonnance et de l’incidence de celle-ci sur le droit positif.

Calendrier réforme droit des obligations

L’entrée en vigueur de l’ordonnance le 1er octobre 2016

La date d’entrée en vigueur d’une loi est la date de sa « mise en application », le « moment où le texte devient obligatoire »(1). Selon l’article 1er du Code civil, les lois « entrent en vigueur à la date qu'[elles] fixent ou, à défaut, le lendemain de leur publication ».

En l’occurrence l’article 9 de l’ordonnance prévoit que toutes les dispositions de celle-ci entreront en vigueur le 1er octobre 2016. Ces dispositions ne pourront donc pas être appliquées avant le 1er octobre 2016. Cela ne signifie cependant pas que toutes ces dispositions deviendront applicables à tous les contrats dès le 1er octobre 2016, des distinctions doivent être faites.

L’application dans le temps des dispositions de l’ordonnance

Selon l’article 2 du Code civil, « La loi ne dispose que pour l’avenir, elle n’a point d’effet rétroactif. » Suite aux propositions de Roubier, la doctrine et la jurisprudence raisonnent désormais essentiellement en termes de situations juridiques. En ce qui concerne les situations juridiques légales formées antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, leurs conditions de formation et leurs effets antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle demeurent régis par la loi ancienne (la loi « n’a point d’effet rétroactif », selon l’article 2 du Code civil), cependant que leurs effets postérieurs sont immédiatement régis par la loi nouvelle (« la loi ne dispose que pour l’avenir », c’est le principe de l’application immédiate de la loi nouvelle).

Le contrat étant un outil de prévision, les situations juridiques contractuelles sont traitées différemment. La jurisprudence écarte le principe de l’application immédiate de la loi nouvelle et lui substitut un principe dit de « survie de la loi ancienne ». Tous les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle restent donc en principe régis par la loi en vigueur à l’époque de leur conclusion, aussi bien en ce qui concerne leurs conditions de formation que leurs effets passés et futurs(2). Seuls les contrats conclus après l’entrée en vigueur de la loi nouvelle sont donc, en principe, régis par celle-ci.

Le législateur peut toutefois déroger à ces règles en prévoyant des dispositions transitoires, dans la mesure où l’article 2 du Code civil n’a qu’une valeur légale(3). C’est ce que le Gouvernement a fait avec l’ordonnance du 10 février 2016 dont l’article 9 dispose que :

« Les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016.
Les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne.
Toutefois, les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l’article 1123 et celles des articles 1158 et 1183 sont applicables dès l’entrée en vigueur de la présente ordonnance.
Lorsqu’une instance a été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente ordonnance, l’action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Cette loi s’applique également en appel et en cassation. »

La disposition n’est pas des plus claires, mais il me semble qu’une interprétation littérale de celle-ci permet de comprendre que :

L’alinéa 1er prévoit que l’ordonnance ne pourra commencer à être appliquée qu’à compter du 1er octobre 2016, c’est ce que l’on vient de voir.

L’alinéa 2 rappelle le principe de survie de la loi ancienne en matière contractuelle : les contrats conclus avant le 1er octobre 2016 demeurent régis par la loi qui était en vigueur au moment de leur conclusion, y compris pour leurs effets postérieurs au 1er octobre 2016. Cet alinéa n’est cependant pas superfétatoire, car s’il existe un principe jurisprudentiel de survie de la loi ancienne en matière contractuelle, la Cour de cassation en a consacré quelques exceptions, elle juge notamment que la loi nouvelle s’applique immédiatement aux effets légaux des contrats conclus avant son entrée en vigueur(4). L’alinéa 2 de l’article 9 de l’ordonnance semble exclure expressément cette exception : l’ordonnance ne s’appliquera pas aux contrats conclus avant le 1er octobre sans que l’on ait à distinguer entre leurs effets contractuels et leurs effets légaux.

L’alinéa 3 consacre trois exceptions au principe de survie de la loi ancienne posé à l’alinéa 2 : l’action interrogatoire en matière de pactes de préférence (art. 1123, alinéas 3 et 4), l’action interrogatoire en matière de représentation (art. 1158) et l’action interrogatoire/en confirmation forcée en matière de nullités (art. 1183) sont applicables « dès l’entrée en vigueur de la présente ». Il faut comprendre par là que ces dispositions seront applicables à tous les contrats, passés comme futurs, à compter du 1er octobre 2016. Cette dérogation au principe de survie de la loi ancienne semble raisonnable dès lors que ces actions interrogatoires visent uniquement à renforcer la sécurité juridique des tiers ou des parties sans déjouer les prévisions initiales de celles-ci. On est ici dans une hypothèse d’application immédiate de la loi nouvelle aux contrats en cours et non dans une hypothèse de rétroactivité puisque les effets produits par les contrats avant le 1er octobre 2016 demeurent régis par la loi ancienne(5).

L’alinéa 4, enfin, précise que l’ordonnance ne s’applique pas aux instances en cours et aux instances introduites avant le 1er octobre 2016. Cet alinéa semble superfétatoire puisque l’alinéa 2 dispose que les contrats conclus avant le 1er octobre 2016 demeurent régis par la loi ancienne… La seule hypothèse que pourrait viser cet alinéa est celle dans laquelle une action serait introduite avant le 1er octobre 2016 sur le fondement d’un contrat conclu avant le 1er octobre 2016 et pour laquelle l’une des actions interrogatoires visées à l’alinéa 3 serait exercée, en cours d’instance, après le 1er octobre… L’hypothèse semble hautement improbable.

La tentation de l’interprétation de la loi ancienne à la lumière de la loi nouvelle

En théorie, les contrats conclus avant le 1er octobre 2016 resteront régis par la loi ancienne, hors exceptions visées à l’alinéa 3 de l’article 9 de l’ordonnance. En pratique, on peut se demander si la Cour de cassation ne sera pas tentée de faire évoluer subrepticement son interprétation du droit ancien pour l’aligner progressivement sur le droit nouveau.

Sur certains points le Gouvernement a souhaité « moderniser » le droit des contrats, par exemple en consacrant la cession de dettes. Sur d’autres, le Gouvernement a cherché à codifier à droit constant les solutions jurisprudentielles antérieures pour les rendre plus accessibles, notamment aux juristes étrangers dans l’éventualité d’une uniformisation future du droit des contrats à l’échelle européenne. Pourtant ce travail de codification ne s’effectue pas toujours « à droit constant » car la jurisprudence manquait de clarté sur de nombreuses questions. L’ordonnance opère donc des changements subtils, mais bien réels, du droit positif sur ces questions. Dès lors que ces changements subtils sont généralement motivés par une jurisprudence confuse, il est probable que la Cour de cassation clarifie sa jurisprudence, voire opère des revirements, en s’alignant, sans le dire, sur le texte de l’ordonnance. Cela ne me semblerait pas choquant et me semblerait même parfois opportun, à condition de ne pas opérer de revirements de jurisprudence… pour l’avenir !

Blague à part, il est par exemple acquis en jurisprudence que le pollicitant ne peut rétracter son offre avant l’écoulement du délai dont il l’a assortie, mais la sanction d’une rétractation irrégulière fait l’objet d’un vif débat doctrinal que la Cour de cassation n’a jamais clairement tranché à ce jour. Selon certains, la rétractation irrégulière de l’offre ne peut être sanctionnée que par l’attribution de dommages-intérêts ; pour d’autres, la sanction de l’irrégularité de la rétractation est son inefficacité : la rétractation est considérée comme inefficace et l’acceptation formulée après la rétractation de l’offre, mais avant l’expiration du délai dont elle était assortie, permet de former le contrat. Le nouvel article 1116 du Code civil, introduit par l’ordonnance, dispose en son alinéa 2 que « La rétractation de l’offre en violation de cette interdiction empêche la conclusion du contrat. » Il serait étonnant que la Cour de cassation juge inefficaces les rétractations irrégulières effectuées avant le 1er octobre 2016… Elle va probablement profiter de l’ordonnance pour clarifier sa jurisprudence antérieure en jugeant que la rétractation irrégulière de l’offre, qu’elle soit faite avant ou après le 1er octobre 2016, entraîne la caducité de l’offre et engage simplement la responsabilité de son auteur.

En revanche il est probable que la Cour de cassation ne fasse pas évoluer son interprétation du droit antérieur sur d’autres points, même si elle diverge du droit nouveau. Je pense essentiellement à la jurisprudence Cruz sur la rétractation de la promesse unilatérale de vente. La Cour de cassation a maintenu cette jurisprudence depuis 1993 malgré des critiques doctrinales extrêmement virulentes, il est donc probable que les rétractations de PUV conclues avant le 1er octobre 2016 demeurent efficaces, empêchant le bénéficiaire de la PUV de lever efficacement l’option postérieurement à la rétractation irrégulière. Seules les PUV conclues après le 1er octobre 2016 ne pourront plus être efficacement rétractées avant l’expiration du délai d’option (article 1124, alinéa 2, introduit par l’ordonnance).

La ratification éventuelle de l’ordonnance

L’article 38, alinéa 2, de la Constitution prévoit que les ordonnances « entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation ». Le texte contient une subtilité, souvent exploitée sous la Ve République, qui permet au Gouvernement d’assurer l’efficacité de son ordonnance sans avoir à obtenir sa ratification par le Parlement. L’ordonnance ne devient en effet caduque que si elle n’est pas déposée au Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation, mais la Constitution ne prévoit aucun délai pour sa ratification. Le Gouvernement ayant une large maitrise de l’ordre du jour des assemblées (c’est un peu moins vrai depuis la révision constitutionnelle de 1995 qui a créé une « niche parlementaire »(6)), il peut s’arranger pour que la question de la ratification ne soit jamais débattue au Parlement.

Dès lors, trois hypothèses sont désormais possibles :

Première hypothèse, la ratification de l’ordonnance n’est jamais débattue au Parlement. Dans ce cas l’ordonnance entrera néanmoins en vigueur le 1er octobre 2016, mais aura une valeur réglementaire. En pratique cela signifie que le Conseil constitutionnel ne pourra pas contrôler la constitutionnalité de l’ordonnance, y compris dans le cadre d’une QPC, mais le Conseil d’Etat sera compétent pour contrôler à la fois sa légalité(7) et sa constitutionnalité(8).

Seconde hypothèse, le Parlement ratifie l’ordonnance, dans ce cas elle acquiert une valeur légale : la loi de ratification pourra être contrôlée par le Conseil constitutionnel. Dans cette hypothèse le Parlement aura la possibilité de modifier l’ordonnance en la ratifiant.

Troisième hypothèse, le Parlement refuse de ratifier l’ordonnance, elle deviendrait alors caduque.

La Garde des Sceaux de l’époque, Mme Taubira, avait annoncé lors des débats sur la loi d’habilitation que l’ordonnance serait soumise à la ratification dans les six mois de sa publication afin que les parlementaires puissent l’amender. Il faut toutefois noter que Mme Taubira a quitté ses fonctions récemment et que les attentats de janvier et novembre 2015 ont eu lieu depuis. Le Gouvernement et le Parlement semblant enlisés dans le débat sur la révision constitutionnelle, il n’est pas certain que la promesse puisse être tenue. Si l’ordonnance peut être débattue au Parlement, il est très peu probable que celui-ci refuse de la ratifier, ce cas de figure ne se produisant jamais(9).

Notes de bas de page :
  1. Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, G. Cornu (dir.), 10e éd., PUF, 2014, v° « vigueur ». []
  2. Cass. civ. 3e, 3 juill. 1979, n° 77-15.552. Ce principe a encore été rappelé récemment par la Cour de cassation : Cass. civ. 1re, 12 juin 2013, n° 12-15.688. []
  3. Si le législateur peut déroger à l’article 2 du Code civil, il y a en revanche des limites constitutionnelles et conventionnelles (essentiellement la Convention EDH) de plus en plus importantes à la rétroactivité de la loi. []
  4. Par « effet légal du contrat » il faut entendre « effet attaché par la loi au contrat », c’est-à-dire un effet que le contrat produit indépendamment de la volonté de ses parties. La Cour de cassation a par exemple jugé en 1981 que l’action directe consacrée par la loi nouvelle en matière de sous-traitance était un effet attaché par la loi au contrat et non un effet contractuel stricto sensu et en a conclu que les dispositions de la loi nouvelle relatives à l’action directe devaient s’appliquer immédiatement aux contrats en cours : Cass. ch. mixte, 13 mars 1981, n° 80-12.125. []
  5. Une action interrogatoire exercée avant le 1er octobre 2016 ne produirait donc aucun effet. []
  6. V. le pénultième alinéa de l’article 48 de la Constitution. []
  7. CE, 12 févr. 1960, Société Eky. []
  8. Cons. constit., déc. n° 2011-219 QPC du 10 févr. 2012, Patrick E. []
  9. M. Verpeaux, Droit constitutionnel français, 2e éd., PUF, 2015, p. 571-572, n° 333. Les deux décisions précitées sont extraites de cet ouvrage. []